Susana en aurait mâché son dentier.
Leandro Ardiles jouissait aujourd’hui des activités liées à son âge (quatre-vingts ans) dans une propriété sécurisée de Santa Barbara, bâtie par Vivalia, la bétonneuse de Campallo. Appelé plusieurs fois à comparaître comme témoin, notamment en 2010 pour le procès de l’ESMA, Ardiles ne s’était jamais rendu aux rendez-vous, perclus de certificats médicaux signés par le professeur Fillol, propriétaire d’une clinique privée dans le même countrie de Santa Barbara : Fillol, qui figurait parmi les victimes de la tuerie du delta…
Carlos acheva son exposé par un sourire rondouillard qui cachait mal son opiniâtreté.
— Ardiles, conclut-il. Je suis sûr que c’est lui, le colonel qui a organisé l’extraction du couple Verón et la falsification des documents de naissance.
Les Grands-Mères opinèrent en silence. Un parfum d’abricot ferraillait avec l’air aseptisé de la chambre d’hôpital : Rubén enregistrait les nouvelles, le visage blême malgré les rayons du soleil qui perçaient par la fenêtre. Ardiles, un ancien général : il pouvait être le commanditaire des enlèvements et des meurtres, compter parmi les noms caviardés sur la fiche d’internement. Ça n’expliquait pas le suicide d’Eduardo Campallo. Pourquoi Ardiles avait organisé un rendez-vous secret dans les Andes, qui était l’« homme de l’estancia » ? Rubén serra les dents en se redressant sur l’oreiller.
— Que sont devenues les terres de Gabriella Verón ?
— C’est ce qu’on cherche, répondit le journaliste. J’ai entamé des démarches au greffe du tribunal de commerce de Mendoza, mais ça prendra du temps.
— Ardiles peut en profiter pour prendre la tangente.
— S’il ne l’a pas déjà fait, approuva la vice-présidente.
— Ne t’en fais pas pour ça, Rubén, assura sa mère. On ne va pas lâcher le morceau. Tu peux compter sur nous.
— Oui, approuva Susana. Repose-toi.
— Impossible. Non, dit-il, impossible.
Sa voix était rauque, presque mauvaise.
— Comment ça ? fit la Grand-Mère.
— Luque et sa clique vont me mettre sur le gril, dit-il, le regard trouble. Et, une fois entre leurs mains, c’est eux qui ne me lâcheront plus.
Rubén nageait dans des vapeurs chimiques. Il arracha le pansement de sa perfusion, puis l’aiguille enfoncée dans sa veine.
— Qu’est-ce que tu fais ?! s’inquiéta Elena.
— Il faut que je retrouve ces types.
— Hein ? Mais…
Rubén balança les tubes qui le reliaient à la potence, sous le regard implorant de sa mère, qui le connaissait trop bien.
— C’est de la folie, commenta-t-elle sobrement.
— Je suis d’accord, renchérit Susana. Avec ta tension, n’espère pas passer le bout du couloir.
— Je me sens mieux, mentit l’intéressé.
Rubén voyait net, c’était à peu près tout. Carlos croisa le visage défait de son ami, comprit qu’il était inutile d’insister. Il faisait la même tête quand ils lui avaient appris la disparition de Jana, témoin dont on cherchait toujours le corps… Rubén prit les vêtements que sa mère avait rangés dans le placard métallique.
— Tu ne peux pas partir dans cet état, souffla Elena. Tu vas te tuer.
Ses yeux luisaient de rage.
— C’est déjà fait.
Jana.
Rubén pensait à elle, sans cesse.
Il revoyait ses yeux d’amour dans la chambre du delta, son visage effrayé quand ils s’étaient séparés. Trois jours étaient passés depuis le massacre, et elle avait disparu. Elle aussi était devenue un fantôme. Rubén poussa la porte blindée de l’agence dans un état de confusion proche de l’étourdissement.
Carlos l’avait déposé rue Perú, après qu’il eut récupéré un jeu de clés chez sa mère. Ils étaient sortis incognito de l’hôpital mais la nouvelle ferait le tour du service et remonterait vite jusqu’à Luque.
Rubén fit quelques pas dans l’appartement, étranger à lui-même : les visages sur les murs, le canapé où elle avait dormi le premier soir, sans elle tout semblait inanimé. Inutile. Sordide. Il s’accouda au bar, pris de vertiges. Les effets de l’intraveineuse s’estompaient et la douleur montait dans ses poumons, sourde, lancinante. Il prit deux analgésiques de l’hôpital et passa sa tête sous l’eau froide de l’évier. Longtemps. Ses jambes étaient cotonneuses mais il ne fallait pas rester ici — c’était le premier endroit où les cow-boys de Luque viendraient le chercher. Il redressa sa tête, marcha jusqu’à la chambre au fond du couloir — quelques affaires, des armes, il emporterait le minimum…
Rubén gémit en faisant glisser la commode sur le tapis. Il souleva les lattes du parquet et resta un instant interdit : la cache d’armes avait été vidée. La grenade, les bombes lacrymogènes, les menottes, le revolver, les munitions, même le fusil de chasse haute précision et l’argent avaient disparu. Il ne restait qu’un poing américain, le Glock 19, son silencieux et trois chargeurs.
Le cœur de Rubén battit plus vite : Jana. Elle seule savait où il cachait son arsenal. Les clés de l’agence étaient dans son sac, sur le bateau d’Oswaldo : ils ne l’avaient pas tuée. Elle avait réussi à s’échapper. À rentrer à Buenos Aires. Des larmes d’émotion affleurèrent mais le fol espoir qui l’étreignit se dissipa rapidement : pourquoi n’avait-elle pas appelé les Grands-Mères, ni cherché à avoir de ses nouvelles ? Elle avait préféré embarquer les armes de la cache plutôt que d’avertir sa mère : pourquoi, sinon pour s’en servir ? Rubén frissonna sous son armure de glace.
Jana était sa sœur, sa petite sœur de rage… Et c’est bien ça qui l’effrayait.
5
Concentrées dans la zone du canal de Panamá, les écoles de guerre des États-Unis avaient instruit des milliers de militaires, qui formeraient les forces de sécurité des futures dictatures : contrôle social de la population, méthodes d’interrogatoires, tortures. Par un effet de dominos tombèrent sous le joug de régimes militaires le Paraguay (1954), le Brésil (1964), la Bolivie (1971), le Chili et l’Uruguay (1973), enfin l’Argentine, en 1976. Contrairement à son prédécesseur Jimmy Carter, le président républicain Ronald Reagan ne voyait pas d’un mauvais œil la politique menée par la junte argentine : l’ancien acteur avait invité à Washington le général Viola, qui avait remplacé Videla à la tête de la dictature, levé l’embargo qui bloquait les prêts financiers et militaires et s’était désolidarisé des Madres de la Plaza de Mayo, hostiles à l’installation de bases d’entraînements « anticommunistes » dans leur pays.
Le colonel Ardiles avait été nommé général par ce même Viola, avant l’épisode malheureux des Malouines. Les appuis politico-financiers de Leandro Ardiles lui avaient permis de passer entre les gouttes, mais l’affaire Campallo remettait tout en question — sa retraite dorée dans le quartier sécurisé de Santa Barbara, son autonomie, voire sa liberté. Au lieu de maîtriser la situation, elle lui échappait. Ils avaient dû prendre la fuite en catastrophe, son bras blessé le faisait toujours souffrir et la statue du commandeur commençait à craqueler sous le vernis ripoliné du militaire.