Parise grommelait dans le coffre du Land Cruiser, à l’étroit dans son double mètre, le nez sur la carte de la réserve écologique. Le soleil déclinait sur la cime des pins ; les dernières habitations avaient fait place à des arbres touffus qui tapissaient les collines, contreforts des Andes dont les arêtes perçaient le ciel. La route, une simple piste, était plus longue que prévu.
— À ce rythme, on rentrera pas avant la nuit, fit remarquer le Picador.
— Merde, on va rater le derby !
— Quel derby ?
— River-Boca ! s’esclaffa le Toro.
Ils roulaient depuis un moment sur la piste de terre et de cailloux. Le Land Cruiser accélérait dans une côte quand Parise pesta à l’arrière : il n’avait plus de réseau. Manquerait plus que Diaz appelle à ce moment-là. Le 4 × 4 soulevait une poussière brune dans les méandres du parc naturel. Ils longèrent un lac limpide, qu’on devinait tout en bas. La lagune. Diaz devait les attendre quelque part près du plan d’eau, malade paraît-il. Pauvre chou… Le 4 × 4 atteignit le sommet de la côte et redescendit la longue pente qui traversait la forêt. Ils prenaient de la vitesse quand les pneus subitement explosèrent.
Le Toro écrasa la pédale de frein de tout son poids, partit en travers et perdit le contrôle du véhicule. Propulsé vers les arbres, le Land Cruiser rebondit contre un tronc et s’encastra dans le pin voisin, striant le pare-brise au milieu du fracas. Parise, qui n’était pas attaché, valdingua dans le coffre, les autres s’agrippèrent à ce qu’ils purent. Enfin, après un dernier soubresaut, la voiture s’immobilisa dans le fossé.
Il y eut quelques secondes de stupeur, puis le gémissement du cardinal, qui se tenait les côtes. Près de lui, le bras en écharpe, Ardiles grimaçait.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?!
Le Toro coupa le contact tandis que son compère dégainait son arme.
— Sortez du véhicule ! ordonna Parise, coincé à l’arrière. Vite !
Le Picador avait le visage moucheté d’éclats de pare-brise. Le Toro s’échina à pousser les portières enfoncées dans l’accident, sortit le premier. Le moteur fumait sous le capot plié ; il aida le cardinal à quitter l’habitacle, encore flageolant, libéra Ardiles et le chef de la sécurité. Les quatre pneus étaient crevés, le 4 × 4 incliné dans le fossé. On avait dû répandre des clous sur la piste.
— Diaz nous a piégés, grogna Parise.
Il dégaina son Glock, sur le qui-vive, fit un pas vers la piste quand une détonation claqua sur sa gauche. Del Piro fut projeté contre la portière du Land Cruiser, une balle de gros calibre en pleine poitrine. Il s’écroula dans un râle, sous le regard stupéfait du vieux cardinal.
— À couvert, à couvert ! hurla Parise.
Les balles ricochaient sous ses pas, on entendait les bruits d’impact sur les troncs tout près : ses hommes poussèrent von Wernisch et Ardiles vers les pins, abandonnant le corps ensanglanté du pilote au milieu du chemin. Le tir venait des fourrés, en aval. Parise trébucha alors sur les épines et lâcha un cri, la cheville foudroyée. Il serra les dents pour ne pas hurler, vit le sang et les bouts d’os sous sa chaussette, comprit qu’il avait été salement touché.
— Vamos, vamos ! gronda-t-il pour qu’ils détalent.
Le géant jura en clopinant vers les autres, arrêtés un peu plus haut dans les bois. On les prenait pour cibles depuis les bosquets, de l’autre côté de la piste. Le Toro et le Picador vidèrent leur chargeur en aveugle.
— Remontez ! Remontez à couvert, nom de Dieu !
Les deux hommes ne virent pas que leur chef était blessé ; ils aidèrent les vieillards à avancer sur le terrain abrupt, les prenant par le bras. Parise couvrait leur fuite, adossé à un tronc, suant de douleur.
— Putain de connard de Diaz de merde, maudissait-il.
Une balle siffla au-dessus de sa tête, une autre percuta l’arbre voisin. Un tir précis, depuis les buissons en contrebas. Terrain défavorable. Parise claudiqua à la suite de la troupe qui remontait la pente, la cheville en feu. Si Ardiles tenait à marcher seul, le Picador soutenait le cardinal, qui se plaignait toujours de ses côtes. Une balle ricocha sous le nez d’Ardiles qui, le bras en écharpe, pâlissait de rage dans son polo Ralph Lauren. Le Toro l’entraîna sous les branches ; les balles fusaient dans leur dos. Ils coupèrent vers l’est où le terrain était moins difficile, le souffle court. L’odeur de pin avait disparu, ou la peur avait modifié leur sens. Parise se déplaçait à cloche-pied, ahanant :
— Vamos, vamos !
Il tirait quelques coups de feu au petit bonheur, pour les couvrir. Les hommes avançaient en baissant la tête à l’ombre des branches, butaient sur des racines, des haies de fougères. Von Wernisch gémissait sous l’effort, il fallait presque le porter. Enfin les tirs dans leur dos se firent sporadiques, puis se turent… Ils avancèrent encore une centaine de mètres, et n’entendirent bientôt que les brûleurs de leurs poumons.
— Halte ! s’écria Parise, qui fermait la marche.
Il faisait sombre sous les grands arbres. On ne voyait plus la piste en bas, qu’un mur de végétations enchevêtrées qui semblait s’épaissir avec la fin du jour. Parise était en nage.
— Toi, aide le cardinal à s’allonger sur un endroit à peu près confortable. Le Toro, tu sécurises le terrain, il faut qu’on s’arrête deux minutes…
— O.K. !
Ardiles avait vieilli de dix ans, von Wernisch semblait dépassé par les événements. Épuisé par sa course, Parise s’assit pour examiner sa cheville : la balle avait brisé la malléole en plusieurs morceaux. Le stress passé, la douleur lui remontait jusqu’au genou.
— T’as pris une balle, chef ? souffla le Picador en découvrant l’ampleur des dégâts.
— Ouais, fit-il, le crâne ruisselant.
Son portable ne captait toujours pas, et la nuit tombait sous les araucarias. Personne ne leur viendrait en aide, le coin était isolé et les deux vieillards limitaient leur mouvement. Parise rumina : avec sa cheville en miettes, lui ne valait pas beaucoup mieux. À moins de les abandonner à leur sort — mais c’était laisser envisager à ses hommes de main qu’ils pourraient l’abandonner à leur tour, blessé, en cas de danger. Il fallait retrouver la piste, un lieu où le portable captait.
— Aidez-moi à me relever, je vous prie, souffla von Wernisch, que le Picador avait aidé à s’allonger. J’ai les os rompus avec ces satanées racines !
Ardiles s’épongeait le front, appuyé contre un arbre avec son bras en écharpe.
— Alors, Parise, s’impatienta-t-il, qu’est-ce que c’est que ce merdier ? Où est Diaz ?!
— J’en sais rien, général.
— Et vous, cardinal ? Je croyais que Diaz était un patriote ?!
— Je… je ne comprends pas, bredouilla l’intéressé.
Parise tenta de retrouver ses repères, évalua la situation. Le tireur embusqué avait au moins deux armes, un revolver et un fusil — le plus dangereux. Il pouvait envoyer ses hommes au charbon, mais les deux abrutis risquaient de se faire descendre avant d’avoir localisé la cible. Le Picador releva le malheureux cardinal, agrippé à lui comme à un numéro gagnant.