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— J’ai trop mal aux côtes pour marcher, glapit-il, squelettique sous sa chasuble.

— Qui nous tire dessus ? insista Ardiles. Diaz ?

— En tout cas, c’est pas les flics.

— Votre job était de me protéger !

— Mon job est de vous sortir de là, feula Parise, que la douleur rendait mauvais. O.K. ?!

Le vieux la boucla.

L’humidité tombait avec le soir. Le Toro revint bientôt de son inspection, essoufflé.

— J’ai vu aucun mouvement, dit-il, le costume crotté. Je comprends pas ce que c’est, ce plan, chef !

— Moi non plus, commenta son binôme.

Le géant se releva, mâchoires bloquées pour contenir la douleur de sa cheville.

— Il faut retrouver la piste, dit-il. Le tireur se déplace ; on va le contourner.

— Le Land Cruiser est hors course, chef.

— Sans compter que j’ai laissé les clés dessus, renchérit le Picador.

— Et ton numéro de carte bleue, t’as pas pensé ?!

Le Toro rit de sa vanne, se ravisa en voyant le visage lugubre de ses compagnons. Le soleil avait basculé de l’autre côté des collines, la nuit tombait maintenant par nappes. Parise posa la question qu’il redoutait :

— D’après vous, elle est où la piste ?

— Par là.

— Là.

— Là…

— Je dirais là…

Trois directions, assez différentes pour ne jamais recouper cette maudite piste. Seul Ardiles pensait comme lui — à « cinq heures ».

Parise somma le Toro de porter von Wernisch aussi loin qu’il le pourrait. La boussole était restée dans le vide-poches, ils n’avaient pas de torche, on n’y voyait presque rien et ils n’avaient qu’un briquet, qui brûlait les doigts du Toro. Bon an mal an, la petite troupe se mit en ordre de marche. Les insectes sortaient avec la nuit. Ils gravirent péniblement cinq cents mètres, avant de bifurquer vers la droite et le versant de la colline. Parise espérait retrouver la piste tôt ou tard mais, au bout d’un moment qui lui parut trop long, le dénivelé arrêta de descendre. Pire, il commençait à remonter…

— C’est quoi, ce bordel ? grommela le Toro, qui en avait marre de porter le vieux. Je croyais qu’on devait tomber sur la piste ?!

Parise traînait la jambe à l’arrière du groupe ; ils ne se distinguaient presque plus dans l’obscurité. Les arbres étaient hauts, touffus, bouchant le ciel et les étoiles, s’il y en avait. Ils se turent, dans l’expectative. Un silence opaque enveloppait la forêt. Le noir viendrait bientôt. Total.

Le général Ardiles comprit le premier : ils étaient perdus.

6

Une odeur d’humus imprégnait le sol. Ils avaient marché à tâtons, plusieurs centaines de mètres sur un terrain dénivelé, avant d’abandonner la perspective de retrouver la piste. La végétation trop dense les obligeait à faire des détours ; ils ne savaient plus où ils se situaient, si le nord était devant ou derrière eux, personne n’y connaissait rien aux étoiles, d’ailleurs ils ne les voyaient pas, et risquaient de se perdre un peu plus s’ils continuaient de marcher en aveugle. Hector Parise boitait bas, pâle comme un linge sous le masque des ténèbres. Von Wernisch, arc-bouté sur l’épaule du Toro, se plaignait de sa hanche, de ses côtes, probablement fêlées lors de l’accident ; Ardiles aussi montrait des signes de faiblesse, comme si la perspective du danger avait ravivé la douleur de son bras blessé.

Ils s’arrêtèrent entre les troncs serrés et les fougères, en pleine obscurité.

— On va attendre le jour, décréta Parise. Ça ne sert à rien de continuer.

De fait, on n’y voyait pas à un mètre. Les autres acquiescèrent, épuisés, anxieux à l’idée de passer une nuit en pleine forêt. Le briquet du Toro rendit l’âme tandis que la troupe s’installait entre les racines d’un arbre multicentenaire, dont la cime semblait appartenir à un autre monde. Ils s’étaient répété les mêmes questions sans réponse, démoralisés, pendant que von Wernisch gémissait tous ses saints, ses vieux os au martyre. Le besoin de se regrouper se fit sentir, vieil instinct grégaire.

Après l’humidité, le froid les saisit. Ils n’étaient pas équipés. Et tous ces bruits étranges autour d’eux, qui les faisaient sursauter… Ils se turent. Ardiles guettait dans le noir, fauve sans proie, emmuré dans un silence rageur qui n’augurait rien de bon. Le Toro avait fait le fanfaron un moment, il allait « buter ce pédé de Diaz », puis lui aussi avait baissé d’un ton. Il crevait de soif après cette marche forcée, et cette forêt commençait à lui foutre les jetons. On n’y voyait plus rien, la lune n’avait jamais réapparu, les étoiles avaient foutu le camp.

Le temps s’écoulait, interminable. Plus personne ne parlait. Le noir les prenait dans ses anneaux, oppressant, une masse presque physique qui semblait les écraser chaque minute un peu plus. Un sentiment que le tortionnaire ne connaissait pas l’envahit inexorablement : la claustrophobie. Un avant-goût de panique, qu’il s’agissait de tenir à distance. Le Toro ne distinguait plus les autres au pied de l’arbre où ils avaient établi leur campement de fortune. Il ne restait que l’odeur des vieillards recroquevillés, puant la peur et la mort…

— On devrait peut-être faire un feu, murmura le Picador à ses côtés. J’ai des allumettes.

— Pour se faire repérer, c’est une idée.

— On n’y voit que dalle dans cette putain de forêt, chef !

— Raison de plus pour rester cachés jusqu’à l’aube, grogna Parise.

La douleur le rendait teigneux. Un silence de plus en plus suffocant cernait la forêt, ponctué par le craquement des branches au-dessus. Des branches ou autre chose. Comme si on les guettait…

— Et si y a des animaux ? s’inquiéta bientôt le Toro.

— T’as peur de quoi, des jaguars ? railla son compère.

— Y en a ?

— Dans ton cul ! singea l’autre.

— Fermez vos gueules et ouvrez vos yeux, maugréa le chauve, d’humeur belliqueuse. On va instaurer un tour de garde pendant que les autres se reposent.

Mais dans l’obscurité, avec cette masse autour d’eux, les minutes étaient devenues des heures… Le temps passa encore. Les vieillards ne se plaignaient plus, grelottant de froid. Le vent agitait les cimes des arbres. Ils l’entendaient à peine, comme si la forêt étouffait tout. Il n’était que onze heures à la montre électronique du Toro, une contrefaçon au bracelet de cuir qui irritait ses poignets boudinés. Il pesta contre les ombres et la faim qui le tenaillaient, avachi dans un nid de fougères irritantes, pensa au derby du soir pour chasser les mauvaises pensées. Un craquement tout proche le fit sursauter… Ce n’était pas un oiseau. Trop lourd.

Il secoua son compagnon.

— T’as entendu ?

— Hein ?

— Le bruit, chuchota-t-il.

— Nan… Un écureuil, merde…

Le Picador n’aimait pas se faire peur — pas comme ça. On lui avait raconté une histoire une fois, de types en panne dans une bagnole, la nuit. L’un d’eux était parti vers le village le plus proche en quête d’essence, et n’était jamais revenu. Ses copains, restés dans la voiture, avaient alors été réveillés par un bruit mat et répétitif contre la portière : la tête de leur compagnon, parti chercher de l’essence…