— Ooh ! T’es où ?!
Le Toro recula en braquant son arme sur une cible invisible, buta sur les pièges des racines, se rattrapa aux lianes. Hijo de puta, hijo de puta, il pestait, le pouls dégueulasse, en proie à une peur inconnue. Les coups pouvaient venir de n’importe où, le frapper n’importe quand, la forêt était une putain de cagoule géante qui lui serrait le crâne. Il entendit alors les pas dans les feuilles, des pas qui se rapprochaient. Le Toro expédia ses deux dernières balles, qui se perdirent dans la nuit.
— Hijo de puta ! Hijo de puta !
Il tira plusieurs fois à vide avant de percevoir le cliquetis du percuteur au bout de son bras. Il ouvrit de grands yeux effarés, voulut reculer : on l’épiait… Quelque part. Entre les branches. Il y avait une présence, il la sentait, là, au cœur des ténèbres. Soudain ses poils se hérissèrent : l’ombre fondit sur lui comme un tigre. Trop tard pour reculer. Il poussa un hurlement, la crosse brandie prête à s’abattre. Un point rouge fixait sa poitrine : le Toro allait frapper la bête immonde quand une décharge électrique atomisa son système nerveux.
Il chancela dans l’air humide de la forêt et, les muscles tétanisés, s’affala lourdement sur les racines. Une poignée de secondes passèrent, hors du temps.
— La concha…
Le faisceau d’une lampe torche éblouit ses yeux bovins. Le Toro fit un effort désespéré pour se relever, en vain : la crosse du fusil lui fracassa la mâchoire.
Il avait plu dans la nuit, ce qui avait transformé la clairière en un carré de boue. La première chose que vit le Toro en ouvrant les yeux fut un sexe de femme, qui lui pissait dessus. Un jet d’urine tiède dégoulinait entre une touffe de poils noirs, une chatte comme il les aimait pourtant, accroupie à quelques centimètres de son visage.
Le Toro voulut bouger mais il avait les membres entravés et la tête en mille éclats de bois. Les images lui revinrent, dans le désordre : la fuite éperdue dans la forêt, la panique qui les avait fait déguerpir chacun de leur côté, le noir total, la disparition du Picador qui se traînait pourtant dans son dos, la bête qui l’avait attaqué… Il détourna la tête : la pisse giclait sur ses lèvres fendues, et les plaies à vif le brûlaient.
— C’est pour t’éviter la septicémie, fit Jana en finissant de vider sa vessie.
Le coup de crosse avait démoli sa bouche et une partie de sa mâchoire supérieure. Le Toro cracha les deux incisives égarées au fond de sa gorge, manqua de s’étouffer en roulant sur la boue. Il cligna les paupières. L’Indienne reboutonnait son treillis, assez effrayante avec son nez cassé et le contour des yeux encore barbouillé de noir. Il eut un geste de recul : la fille du delta — bon Dieu, qu’est-ce qu’elle foutait là ?!
— Ne t’en fais pas, je reviens, dit-elle en s’éclipsant sous les branches.
Son visage peinturluré et sa voix d’outre-tombe le firent frissonner. Le Toro renifla des caillots de sang, allongé à même la terre, encore incapable de se redresser. Quant à articuler, le moindre mot lui arrachait des larmes. Il était nu comme un ver, jeté comme un paquet de linge sale au milieu d’une clairière, la bouche en charpie. Des arbres immenses ballaient au-dessus de lui, dont on devinait les cimes au jour naissant. Depuis combien de temps était-il là ? Il avait les mains liées dans le dos, ses chevilles aussi étaient entravées, des menottes qui lui sciaient méchamment la peau. Le gros homme se contorsionna et reconnut le Picador à quelques pas, nu lui aussi, gisant près d’un vieillard aux os saillant sous un corps décharné — le cardinal et sa triste figure. Bâillonnés, les prisonniers relevèrent à peine la tête. Von Wernisch semblait prier, les yeux mi-clos, recroquevillé comme pour cacher son sexe rabougri qui trempait dans les flaques. Le Picador se tenait dans une position similaire, hébété, livide. Il avait la jambe brisée, une fracture ouverte au tibia qui, à la lueur éteinte de son regard, semblait le faire souffrir atrocement.
Un chien pouilleux les observait depuis les fourrés, impassible, les pattes croisées sous son museau gris. Le Toro fit un effort pénible pour se tenir assis tant la tête lui tournait, grommela dans sa barbe ensanglantée. La petite pute lui avait brisé la mâchoire… Il lui fallut plusieurs secondes avant de retrouver pleinement ses esprits. Un froid humide lui glaçait les os. Il avait pourtant de la réserve. Où étaient les autres ? Parise, le général Ardiles ? Un bruit de chaîne sur sa droite le fit sursauter : un homme au crâne dégarni était tapi en bordure de clairière, un septuagénaire enchaîné par le cou comme un chien à un arbre… Diaz ? Le Toro croisa ses yeux de dément, et la peur inexplicable qui l’avait étreint dans la forêt lui serra les tripes. Un autre bruit l’alerta. Il se retourna vers l’araucaria : l’Indienne était en train de creuser un trou, un peu plus loin sous les branches…
Une tombe.
Jana s’échinait, tout à son ouvrage, pour ne pas penser.
Il n’y a pas de prison chez les Mapuche, que des réparations.
7
Les anciens quais du port de Buenos Aires avaient fait place au Waterfront, complexe ultramoderne conçu par des architectes étrangers de renom. Des bateaux de faible tonnage accostaient encore le long des entrepôts en brique, les autres bâtisses jadis désaffectées avaient été rachetées et transformées en lofts de luxe, avec jacuzzi et vue sur les bassins du port artificiel.
Rubén savait qu’il n’irait pas loin dans cet état : tousser lui tirait des larmes, les douleurs se réveillaient en sursauts furieux et son cerveau n’imprimait que des images sordides. Des joggeurs aux lunettes profilées couraient le long de la promenade. Il suivit l’allée de platanes qui menait à la digue Costanera Sur, marchant à pas comptés, l’esprit cotonneux sous l’effet des antalgiques. Il était deux heures de l’après-midi, quelques touristes anglo-saxons dans leur sempiternel short à carreaux farnientaient à la terrasse des restaurants, amollis par le malbec local. Il stoppa à hauteur de la frégate Sarmiento, le vieux bateau-école devenu musée : Isabel Campallo buvait un Perrier à la terrasse du bar lounge où ils avaient rendez-vous.
Rubén avait appelé chez elle avant de quitter l’agence, et lui avait laissé le choix. Ou elle acceptait de le voir dans un lieu public, seule, ou il racontait ce qu’il savait à Rodolfo quant au vol des enfants, preuves ADN à l’appui… Le regard errant sur les voiliers bâchés qui clapotaient dans le port, incognito sous ses grosses lunettes de soleil, la veuve cuvait son malheur au fond d’un brouillard anxiolytique. Il fallut que le détective s’assoie à la table pour qu’elle remarque sa présence. Le chignon bâclé, vieillie d’un siècle dans une robe noire, son bras droit en écharpe, stigmate d’une chute récente.
— Ma fille et mon mari sont morts, Calderón, l’accueillit-elle. Qu’est-ce que vous voulez encore ? Vous croyez que je n’ai pas assez souffert ?
Des femmes à poussette papotaient en longeant la terrasse. Rubén commanda un expresso à la serveuse qui se présentait, alluma une cigarette le temps qu’elle déguerpisse et se tourna vers l’apropiador.
— D’abord merci d’avoir accepté ce rendez-vous, recadra-t-il. Comme je vous l’ai expliqué, tout ce que vous pourrez me dire restera entre nous. Je n’en parlerai ni au procès, ni aux flics, ni à personne. Je vais vous avouer ce que je sais et vous invite à faire de même…