La mère de Maria ne broncha pas, sur la défensive. Tout était allé de mal en pis depuis sa première irruption chez eux : elle avait perdu sa fille dans des circonstances tragiques, puis son mari. Elle n’avait plus qu’un fils devenu autiste depuis les révélations du cimetière, et ses beaux yeux pour pleurer.
— J’ai retrouvé les cadavres des parents de Maria, reprit Rubén sans animosité. Samuel et Gabriella Verón, un jeune couple chilo-argentin assassiné en septembre 1976. Le Centre d’Anthropologie légiste confirme la concordance de leur ADN avec celui de Maria Victoria et Miguel Michellini, son vrai frère… Les actes de naissance de vos enfants sont des faux, vous le saviez.
Isabel Campallo secoua la tête.
— Non.
Rubén reçut son expresso, l’œil noir.
— Écoutez, madame Campallo. Pour le moment la presse n’est pas au courant, ni les juges, mais les Grands-Mères ont un dossier à charge contre vous qui, deuil ou pas, êtes toujours sous le coup d’une condamnation comme apropiador. Sept ans de prison, c’est la peine encourue. À vous de voir si vous voulez salir votre nom, et celui de votre mari.
Un silence passa le long de la promenade où s’enlaçaient les amoureux, sous les claquements des drisses. Isabel Campallo s’arc-bouta un peu plus sur son bras bandé.
— Alors ?
— Eduardo m’a parlé des petits, un jour, dit-elle enfin. Deux enfants en bas âge. Il m’a dit qu’ils avaient été abandonnés devant un hôpital, qu’on pouvait les adopter… Je l’ai cru.
— Oui, on a trouvé Rodolfo dans un chou et Maria dans une fleur… Été 76, vous saviez ce qui se passait à l’époque, non ? la rabroua-t-il.
— La dictature militaire, oui. Ça n’empêchait malheureusement pas les gens d’abandonner leurs enfants.
— Avant d’être liquidés. Des disparus, à qui on volait leurs enfants.
— Quand on pose deux bébés dans les bras d’une femme stérile, elle veut bien croire n’importe quoi, rétorqua Isabel Campallo. Et puis, d’une manière ou d’une autre, ces enfants n’avaient plus de parents, se défendit-elle. Nous leur avons donné la possibilité d’avoir la meilleure éducation qui soit. C’est ce que nous avons fait. Toujours.
Rubén cracha la fumée de sa cigarette à la figure de la veuve.
— Vous prétendez ne rien savoir sur les conditions d’adoption de vos enfants, ni des gens qui l’ont permise ?
— Non. Je me suis tenue à la version d’Eduardo. Peut-être m’arrangeait-elle, concéda-t-elle. J’ai vécu avec.
— Mais vous n’avez jamais dit à vos enfants qu’ils avaient été adoptés.
— Non.
— Pourquoi ?
— Par commodité.
— Et lâcheté : vous deviez vous douter qu’ils avaient été arrachés à leurs parents.
— Non, répéta la mère de famille, non, je voulais les aimer, c’est tout. Vous n’êtes pas capable de comprendre ça, Calderón ?
Des larmes muettes coulaient sur les joues de l’apropiador.
— Les aimer en cachant la vérité sur leur origine, acquiesça Rubén. Belle névrose que vous entretenez là.
— Ça ne fait pas de nous des monstres, se ressaisit Isabel. Mon mari et moi avons toujours aimé Rodolfo et Maria Victoria comme s’ils étaient nos enfants.
— Il ne manquerait plus que vous les détestiez parce qu’ils venaient de parents assassinés, renvoya-t-il d’un air mauvais.
Piquée au vif, Isabel se rebella.
— Vous avez la mémoire courte ou sélective, monsieur Calderón. Le pays était alors en proie à l’anarchie. Il y avait des meurtres tous les jours, en pleine rue : commissaires de police, juges, militaires, chefs d’entreprise, les terroristes massacraient tout le monde ! Montoneros, communistes ou guévaristes, ça ne fait pas beaucoup de différences : ils voulaient changer le monde sans se demander si le monde voulait en payer le prix, celui du sang ! D’après vous, pourquoi les Argentins ont-ils bien accueilli le putsch des militaires ?! s’emporta-t-elle. Il y a peut-être eu des erreurs, mais ceux qu’on a internés en secret l’étaient pour de bonnes raisons : c’était eux ou nous !
Rubén jeta sa cigarette à défaut de la lui écraser sur la gueule.
— Vous avez des arguments de choc pour quelqu’un qui ne se pose pas de questions, observa-t-il avec cynisme. Pourquoi vous ne m’avez rien dit quand je suis venu vous signaler la disparition de votre fille ? On avait peut-être encore une chance de la sauver. Vous avez pensé à ça ou votre idéologie vous a bouffé le cœur ?!
Un voile inquiétant passa sur le visage cireux du détective.
— Rodolfo était présent, répondit sa mère, confuse. Je… je ne pouvais pas aborder le sujet devant lui.
— Le mensonge est plus important que la vie de votre fille, hein ? Vous me dégoûtez, dit-il entre ses dents.
Isabel ravalait ses larmes. Les gens flânaient au-delà de la terrasse, sourds au drame qui se dénouait là.
— Vous savez pourquoi votre mari s’est suicidé ? demanda Rubén.
La veuve haussa ses maigres épaules.
— Par chagrin… Évidemment.
— Il n’a rien laissé derrière lui ?
— Non…
— Ne m’obligez pas à vous casser l’autre bras, fit-il d’un air glacial. Si votre mari s’était suicidé par amour pour sa fille, il aurait laissé une lettre explicative. Alors ?
— Chez le notaire, dit-elle.
— Quoi, chez le notaire ?
— Eduardo a laissé une lettre, datée du matin même de sa mort.
— Elle dit quoi cette lettre ?
— Qu’il cède toute sa fortune à Rodolfo, répondit Isabel. Je ne garde que la maison, en plus des biens de ma famille…
Rubén eut un rictus.
— Votre mari vous a déshéritée ?
— Non. Non, Eduardo savait que je n’ai pas besoin d’argent. Ma famille est riche, ce n’est pas ça… (La femme soupira sous le corset noir de la robe.) C’est plutôt un dernier acte d’amour pour notre fils, expliqua-t-elle. Mon mari se doutait que Rodolfo apprendrait la vérité au sujet de l’adoption… Je crois qu’il a voulu lui prouver que, malgré notre silence, nous les avons aimés, lui et sa sœur, comme nos enfants… Que nous voulions les protéger.
L’image pieuse ne le convertit pas.
— Non, grinça Rubén. Non, il s’est passé autre chose… Une chose qui a poussé votre mari au suicide.
Les bulles de son Perrier commençaient à s’éventer dans l’air tiède de la terrasse. Isabel Campallo releva la tête, surprise.
— Qu’est-ce qui aurait pu pousser Eduardo à se suicider ?
— La vérité, dit-il. La vérité sur la mort de sa fille.
Isabel était pâle de l’autre côté de la table, bientôt transparente.
— Expliquez-vous, dit-elle.
— Votre mari semblait effaré l’autre jour au cimetière, quand je lui ai révélé les circonstances du meurtre de Maria. Pensez ce que vous voulez de moi, madame Campallo, mais je ne serais pas venu gâcher votre deuil si je n’avais pas eu la certitude qu’on l’avait tuée. Je crois que votre mari l’a compris aussi, à ce moment-là : et que ce fut pour lui un choc.
Le front d’Isabel se lézarda.
— Entre l’enterrement et son suicide, votre mari a vu qui, à part sa famille ? enchaîna-t-il. La police scientifique ? Luque ?
— Non… Non.
— Le maire ? Torres était son ami, non ? C’est lui qui a mis la police d’élite en place : votre mari a pu lui demander des explications au sujet du faux rapport d’autopsie, et du meurtre qu’on lui cachait. Ils ont dû se voir, se téléphoner…