— Oui, dit-elle. Oui, Eduardo est allé le voir le matin du jour où…
Isabel n’acheva pas sa phrase.
— Le jour où il s’est donné la mort, poursuivit Rubén. Réfléchissez. Votre mari rencontre son ami Francisco Torres, puis il dicte ses dernières volontés chez le notaire au bénéfice de Rodolfo, avant de se tirer une balle dans la tête. Pour quelle raison à votre avis ?
Isabel Campallo le fixait, décontenancée.
— Parce que Eduardo a compris que ses amis lui cachaient la vérité, l’enfonça Rubén. Qu’ils étaient eux-mêmes impliqués dans le meurtre.
— Non… (Elle secoua la tête, incrédule.) Non, Francisco est un ami de longue date. Il n’aurait jamais fait une chose pareille. Il n’a rien à voir avec la dictature. Et puis, il avait à peine vingt ans à l’époque. C’est impossible.
— Torres a pu céder à la pression. Beaucoup de gens sont impliqués, un ancien général, d’autres encore, peut-être proches de lui.
— Non, répéta Isabel, la voix cassée. Non, je vous répète que Francisco est un ami de la famille : il connaît Maria Victoria, Rodolfo… Je refuse de vous croire.
— Votre mari s’est quand même suicidé après leur entrevue.
— Je vous dis que c’est impossible. Francisco est un homme d’honneur.
— Il a pu justement avouer à Eduardo son implication dans l’affaire, insista le détective, les moyens mis en œuvre pour étouffer le meurtre, Luque et sa clique.
— Mais enfin, se rebiffa-t-elle, pourquoi Francisco ferait-il une chose pareille ?!
— Peut-être pour protéger quelqu’un. Quelqu’un qui figure sur la fiche d’internement prouvant l’adoption de vos enfants, asséna Rubén.
— C’était il y a plus de trente ans. Francisco n’avait même pas fait son service militaire : comment voulez-vous qu’il ait un lien avec vos anciens répresseurs ?!
Rubén alluma une cigarette, qui n’arrangea pas son état. Il reçut alors la réponse comme un éclair — comment n’avait-il pas fait le rapprochement plus tôt ? Isabel Campallo avait raison au sujet de Torres. Ce n’était pas lui ou un de ses amis que le maire de Buenos Aires cherchait à protéger : c’était son père. Ignacio Torres, l’homme qui avait fait fortune dans le vin avant de lancer la carrière politique de son fils. Gabriella Verón avait des terres dans la région de Mendoza… Ignacio Torres, c’était lui l’homme de l’estancia.
Sa tête bourdonnait sous les soubresauts de l’appareil. Trop d’événements à la fois — l’hôpital, Campallo, la trahison de Torres — et lui tenait à peine debout. Un enchaînement de coups qu’il prenait en pleine face, comme un boxeur dans les cordes. Jana. Rubén avait retourné l’équation dans sa tête des centaines de fois, et n’avait trouvé qu’une réponse à son silence : si elle avait pris les armes dans sa cache en omettant de prévenir les Grands-Mères, c’est qu’elle le croyait mort. Pas d’autres solutions. Rubén tremblait en songeant à ce qu’elle pouvait faire. Il n’avait aucun moyen de la contacter, la Ford n’était plus rue Perú, où Miguel l’avait laissée : Jana avait quitté la ville sans donner signe de vie, avec ses armes. Avait-elle une piste, une piste qu’il n’avait pas ? La peur de la perdre ne l’avait pas lâché. Elle croyait quoi, qu’elle allait les liquider, seule ? Était-elle devenue folle ?
Rubén comatait sur le siège arrière de l’avion de tourisme, en proie aux turbulences, à la douleur, ses chairs martyrisées comme coussin d’air. Un morse adipeux était aux commandes du Cessna, Valdès, le chef pilote de l’aérodrome d’El Tigre. Le détective l’avait trouvé dans son baraquement pourri, alignant les réussites, comme si rien n’avait bougé depuis la semaine précédente. Valdès n’avait pas de nouvelles de Del Piro mais ses grandes dents jaunies de nicotine s’étaient dévoilées devant le tas de billets déposé sur le comptoir…
— On arrive ! brailla-t-il enfin depuis le cockpit.
Le visage de Rubén ruisselait.
Mendoza, dix heures du soir. Il lui fallait un lit, un hôtel où se reposer. Le détective marchait à pas comptés sur le tarmac de l’aérodrome, le bras gauche collé au flanc comme s’il s’était cassé l’épaule. Rubén serrait les dents, dur au mal : le Glock était dans son sac, et lui tirait de la main droite…
La famille Torres appartenait à l’oligarchie de propriétaires terriens qui s’était partagé le pays deux siècles plus tôt. Ignacio avait grandi dans les vallées fertiles de l’Uco, fierté de l’Argentine. Il aimait sa région, magnifique, le vin qu’on y fabriquait, le pouvoir dont il avait hérité et l’argent qui le finançait.
La province de Mendoza produisait le meilleur vin du pays, pour un marché intérieur alors très demandeur. Le vin était la boisson populaire par excellence, mais Ignacio était un visionnaire. L’Argentine, qui avait prospéré en nourrissant l’Europe dévastée au sortir de la guerre, était exportatrice de ses matières premières : le vin serait le nouvel eldorado. Dès les années 70, Ignacio Torres avait compris la prédominance du capital sur le travail. Avec la libéralisation des marchés, les spéculations financières rapporteraient bientôt plus que les productions agro-pastorales et industrielles locales, plus encore si les bénéfices étaient placés à l’étranger. Encore fallait-il créer une société aux reins assez solides avant de se frotter à ces fameux marchés.
Ignacio avait profité des aléas de la dictature pour agrandir son espace vital, multipliant par trois l’étendue des terres familiales, afin de constituer le domaine de ses rêves, baptisé Solente.
Les principales exploitations viticoles de la région se concentraient autour de Luján ; Solente se situait plus au sud, hors des sentiers battus. Torres avait alors fait venir les meilleurs sommeliers d’Europe et d’Amérique pour améliorer les syrahs et les cabernets jusqu’alors consommés au tout-venant, et bâtir la réputation de la bodega. Après quoi il avait misé sur une communication intense, prospecté les marchés à l’export et les milieux influents, notamment Mondovino et la revue spécialisée qui établissait les cotes, à bon escient : le vin argentin avait vu son chiffre d’affaires exploser dans les années 90, en particulier celui de Solente, dont les bouteilles se vendaient aujourd’hui six fois plus chères qu’auparavant. Qu’importe si, faute de pouvoir payer ce qui était devenu un produit de luxe, la majorité de ses compatriotes ne buvaient plus de vin : l’exportation compensait largement la chute du marché local.
Solente. La situation géographique de la bodega était idéale, avec ses centaines d’hectares de vignes alignées au pied des Andes, et si la chapelle familiale rappelait l’architecture pinochetiste, un bâtiment ultramoderne accueillait public et marchands. Vaste hall d’exposition doté de sculptures et d’œuvres d’art contemporain, jardins de plantes exotiques, boutique climatisée vendant bouteilles et autre merchandising à l’effigie du domaine, restaurant lounge avec terrasse donnant sur la fabuleuse cordillère et ses monts enneigés : plus qu’une exploitation viticole, Solente était devenue une marque. Grâce à elle, Ignacio Torres avait amassé assez d’argent pour lancer son fils aîné dans la politique.
Accéder à la Casa Rosada : à soixante-seize ans, c’était pour lui la réalisation de toute une vie. Son fils Francisco avait l’envergure d’un président, la capacité de travail, le charisme, et lui de solides soutiens dans les milieux financiers et industriels. L’empreinte qu’il laisserait sur le pays serait irréversible : la marque Torres.