Ignacio avait certes quelques problèmes mais il ne changerait rien à ses méthodes. Comme tous les ans à cette époque, le maître du domaine était venu superviser les vendanges. Les rares nuages partis à l’assaut des Andes se délitaient le long des sommets, sous l’œil éteint du volcan Tupungato, gardien de la vallée de son enfance. Oui, il pouvait être fier de son ouvrage. Les grappes gorgées de soleil s’étendaient à perte de vue sur les coteaux, pour un cru qui s’annonçait exceptionnel. Ignacio goûta un raisin, recracha la peau, opina pour lui-même — acidité parfaite… Réfugié sous un chapeau à large bord, le vieil homme gambergeait au milieu de l’allée quand une voix le héla :
— Monsieur Torres ?
Coupé dans ses pensées, Ignacio eut un geste de surprise. Bref moment de flottement. Romero l’avait déposé au sommet de la parcelle Nord pour inspecter les vignes avant la vendange, le quad était arrêté en contrebas, il ne voyait pas Romero et un homme remontait le chemin de terre : un grand type brun vêtu de noir, qui marchait au pas lent et cadencé du légionnaire.
— Que voulez-vous ? lança Torres.
— Il faut que je vous parle, répondit l’homme en approchant.
Après dix heures de mauvais sommeil dans l’hôtel le plus proche, Rubén avait loué une berline près de l’aérodrome et filé à la bodega de Solente en se bourrant d’antalgiques. Encore dix mètres avant de rejoindre le boss.
— Si vous êtes journaliste, on a dû vous dire à l’accueil que je ne reçois que sur rendez-vous, s’irrita Ignacio. Vous voyez bien que je suis occupé.
— Oui, fit-il d’une voix lasse, j’ai appelé ce midi. On m’a dit que vous étiez au domaine pour superviser la récolte. Je ne suis pas journaliste.
Le détective s’arrêta au bout de l’allée, ruisselant de sueurs froides après sa marche forcée parmi les coteaux. Ignacio Torres avait un corps large et épaté au diapason de sa tenue de cow-boy. Ses yeux vifs viraient au vinaigre.
— Qui êtes-vous ?
— Rubén Calderón, dit-il. Je travaille pour les Grands-Mères.
Impossible de lire l’émotion derrière les Ray-Ban du propriétaire terrien.
— Qu’est-ce que vous voulez ? renvoya-t-il sèchement.
Rubén crevait de chaud sous le soleil et il n’avait pas de temps à perdre.
— La vérité sur le vol des terres de la famille Verón, dit-il à brûle-pourpoint. Septembre 76, vous vous rappelez ? Le colonel Ardiles vous a amené Gabriella, la seule héritière de ces terres, une jeune femme accompagnée de son mari, tirés des geôles clandestines de l’ESMA…
Ignacio sentit le danger : il jeta un regard en contrebas de la parcelle, aperçut le quad à mi-pente mais toujours pas cet abruti de Romero. Romero reposait quelque part entre les vignes, une balle dans le thorax, un duel qui avait tourné court.
— Personne ne viendra vous sauver, Torres, fit Rubén, devinant ses pensées. Encore moins un de vos hommes déguisés en piqueteros. C’est vous qui les avez envoyés sur la piste de Montanez, n’est-ce pas ? Avec l’aide de qui, Luque ?
Torres fit un bref panoramique sur les plantations : la bodega était trop loin pour qu’on les aperçoive.
— Je n’ai rien à vous dire, répliqua-t-il avec son autorité coutumière. Vous feriez mieux de retourner d’où vous venez avant que j’appelle la sécurité.
Il sortit un téléphone portable de sa chemise à carreaux : Rubén attrapa le poignet de Torres et, de sa main droite, le tordit jusqu’à ce que l’engin échouât sur le sol. Torres invectiva la brute, impassible malgré les suées qui inondaient son front, se tint le poignet comme s’il pouvait tomber. Rubén sortit le Glock de sa veste, le silencieux toujours vissé au canon, braqua l’arme sur le ventre du vieillard.
— Qu’est-ce que vous voulez, maudit Torres. De l’argent ?
Rubén secoua doucement la tête.
— Toujours aussi vulgaire, hein ?… Dites-moi plutôt combien valaient les terres de Gabriella Verón à l’époque. Vous les avez achetées une bouchée de pain, ou elle et son mari vous les ont cédées en échange de la vie de leurs enfants ?
Les mâchoires du vieux chef restèrent inflexibles.
— Je n’ai rien à vous dire, répéta-t-il. Voyez ça avec mes avocats.
— Pourquoi ne pas avoir fait remplir les papiers de la vente à l’ESMA pendant qu’on les torturait ? renchérit Rubén d’un air doucereux. C’était plus simple, non ?
— Je suis entrepreneur, pas militaire. Vous vous trompez de personne.
— Dites plutôt que vous avez préféré gérer l’affaire avec Ardiles, qui vous a amené Samuel et Gabriella Verón pour signer les papiers de la vente, avant de les liquider. Vous avez arrosé qui d’autre, des militaires hauts gradés ? Le couple a été enlevé dans le but de voler les terres de Gabriella ou vous avez appris leur existence lors de leur séjour à l’ESMA ? Hein ? Qui vous en a parlé, Ardiles ? Dans tous les cas, les papiers de la vente et la signature ont été extorqués par la force, à des gens sans défense, des gens qu’on a torturés avant de voler leurs enfants, s’échauffa le détective.
Torres eut une moue de Pieta confite.
— Vous ne pourrez jamais prouver ce que vous avancez, grommela-t-il.
— C’est ce qu’on verra au procès.
— Il n’y aura pas de procès, assura crânement le propriétaire terrien. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds, Calderón.
— Si, justement. Vous avez financé la carrière politique de votre fils en tirant bénéfice des terres volées aux disparus, asséna Rubén. La fiche de l’ESMA récupérée par Maria Campallo risquant de vous éclabousser, vous avez fait l’union sacrée avec vos anciens complices pour protéger vos biens si mal acquis. C’est vous qui avez fait enlever et tuer Maria Campallo, vous qui avez commandé les basses besognes en vous appuyant sur les réseaux de vos vieux amis, Ardiles en tête. Luque et ses flics d’élite ont eu ordre d’étouffer l’affaire, quitte à sacrifier une de vos pièces maîtresses, Eduardo Campallo, dont vous veniez de supprimer la fille. L’ami de votre fils. Belle morale, grinça Rubén, vous qui n’avez que ce mot à la bouche.
— Vous êtes fou.
— Assez pour vous coller une balle dans le ventre et vous laisser crever là pendant des heures. (Il arma le Glock, changea de ton.) Dis-moi où se cache Ardiles. Dis-le-moi tout de suite, ou je te jure que je te laisse comme une merde au soleil…
Torres prit peur : Calderón le fixait avec des yeux de crotale, le doigt crispé sur la détente. Il allait tirer.
— Dans un monastère, lâcha-t-il. Un monastère, dans le sud…
— Où dans le sud ?
— Los Cipreses, dit-il, la gorge sèche. Dans la région des lacs.
Rubén serra la crosse, pris de nausées.
— Qui le cache ?
— Un ancien aumônier… Von Wernisch.
— Lui aussi figurait sur la fiche de l’ESMA ?
— Oui.
Une brise chaude remontait sur les coteaux.
— On va vérifier ça tout de suite.
Rubén s’accroupit pour saisir le portable de Torres à terre, le tendit à son propriétaire.
— Compose le numéro du monastère et branche le haut-parleur, ordonna-t-il. Tu l’as forcément dans tes contacts.
Torres avait perdu de sa superbe. Il saisit le téléphone.
— Je dis quoi ?
— Demande des nouvelles d’Ardiles. Juste ça. À la première entourloupe, je te descends.
Le vieil homme opina sous son stetson, obéit, le Glock en ligne de mire.