Un moine décrocha bientôt. Torres se présenta, s’enquit de la santé de son ami militaire et reçut une réponse mitigée : M. Ardiles était parti avec le cardinal pour une course urgente. Leurs amis les accompagnaient. Ils seraient de retour avant la nuit, c’est tout ce qu’il savait… Rubén lui intima de raccrocher. Torres ne mentait pas : ils étaient là… Rubén hésita. La région des lacs était à plus de quatre cents kilomètres, soit plusieurs heures de route sur une nationale défoncée. D’ici là, Ignacio Torres aurait eu le temps de prévenir Ardiles et ses hommes. Il se tourna vers le patriarche. Impossible de le laisser libre de ses mouvements. Impossible aussi de le jeter en prison : Ledesma se dégonflerait… L’œil déjà sombre de Rubén s’obscurcit un peu plus.
— Tu aimes la terre, hein, Torres ? Eh bien, mange-la !
Ignacio pâlit derrière ses Ray-Ban.
— Quoi ?
— Mange-la ! ordonna-t-il.
— Mais…
Le canon du Glock lui crocheta le visage : Torres mordit la poussière, le chapeau roulant contre les plants de vigne. Le sang afflua dans ses mains constellées de taches brunes, tombant par gouttes depuis sa lèvre fendue.
— Mange ! feula Rubén en le pressant du pied. Mange cette putain de terre ou je te descends !
Un éclair mortel traversait la rétine du détective. Ignacio, couché dans les vignes, saisit une motte d’une main mal assurée. Ce type était fou.
— Mange, je te dis !
Il porta la motte à sa bouche, la déposa sur sa langue avec réticence.
— Encore !
Torres obéit en tremblant, releva la tête, la bouche déjà pleine, mais Calderón visait toujours son ventre.
— Encore ! siffla-t-il, le chien relevé. Allez !
Torres mâcha, péniblement. Rubén était en phase de combustion sous les rayons du soleil. Il faudrait des heures avant qu’on s’inquiète de l’absence du boss, parti inspecter les vignes. Torres se lamentait entre les grappes, le menton baveux de terre brune et de sang, à deux doigts de vomir. Rubén abaissa le silencieux et, tirant coup sur coup, lui pulvérisa les rotules.
8
Ituzaingó 67 : les Grands-Mères étaient fébriles en poussant la grille du jardin de Franco Diaz.
Elles avaient reçu la lettre de Jana au siège de l’association, quelques mots laconiques, à peine croyables, sans autres explications. La missive avait été postée deux jours plus tôt de Futaufquen, une petite ville du Chubut. Elena et Susana n’avaient pas tergiversé longtemps. Carlos les avait rejointes avec le matériel adéquat au Buquebus de Puerto Madero, où ils avaient pris le premier bateau pour Colonia del Sacramento, de l’autre côté de l’embouchure. La traversée, dans leur état d’excitation, avait semblé durer un siècle. Enfin ils arrivaient. Ituzaingó 67 : un soleil de plomb inondait le jardin du botaniste. La grille restée ouverte, le trio emprunta l’allée charmante où s’affairaient les abeilles. Les fleurs immaculées des palos borrachos, les roses trémières sur le mur, les violettes courant le long des plates-bandes, azalées, orchidées, Diaz avait créé un petit paradis autour de sa posada.
— Je boirais volontiers une bière bien fraîche, remarqua Carlos en posant son matériel devant le ceibo.
— Creuse d’abord, après on verra, le fit marcher Susana.
— Et puis tu en as déjà bu deux sur le trajet ! confirma la mère de Rubén.
Réfugié sous un chapeau de paille, le journaliste bougonna comme quoi elles étaient une sacrée bande d’emmerdeuses, puis se mit à la tâche sans rechigner. Le ceibo dont parlait la lettre plastronnait au fond du jardin, face à la maison d’Ossario — on apercevait les murs noircis de sa terrasse et le toit effondré, qui dépassaient de la haie. Carlos dégagea la terre au pied de l’arbre avec mille précautions. Elena suait à grosses gouttes sous le foulard blanc qui la protégeait de la chaleur — ça ne lui arrivait jamais.
— Ça va, Duchesse ? chuchota Susana.
— Oui… Oui.
Elena écarquillait les yeux comme si quelque chose pouvait s’échapper du réel.
« Un agent ne détruit jamais ses archives. » D’après la lettre de Jana, l’ancien officier du SIDE avait enterré le document original au pied d’un jeune ceibo, l’arbre national argentin. Gardien du temple, Diaz aurait fui en laissant le document à sa place : dans les racines de l’arbre totem… Les Grands-Mères s’impatientaient dans le dos de Carlos qui, outre sa propension à boire de l’alcool à des heures intempestives, n’avait plus toute sa jeunesse.
— Alors ! l’encourageait Susana.
— Je l’ai, souffla enfin le barbu, accroupi devant sa bêche.
Les deux amies se penchèrent plus précisément sur l’épaule du journaliste, qui finissait de dégager la terre engluée aux racines : un petit cylindre était pris dans les rhizomes. Il le tira de là avant de se réfugier à l’ombre. Elena, qui avait la meilleure vue, ajusta ses lunettes et la loupe prévue à cet effet, avant de dévisser la capsule. Il y avait une bande enroulée à l’intérieur du cylindre, comme Jana l’avait dit.
— C’est quoi ? souffla la vice-présidente, qui n’y voyait diablement rien. La fiche de l’ESMA ?
Elena déroula la bande, encore… incrédule.
— Hein ? insista Susana. Qu’est-ce qui se passe ? Elena ? Qu’est-ce qui se passe ?
— On dirait… un microfilm, chuchota son amie.
Les noms et les dates étaient à cette échelle illisibles mais il s’agissait de fiches miniaturisées : certaines avaient le sigle tristement célèbre de l’ESMA, d’autres non… Elena Calderón continua de dérouler la bande, fit plusieurs fois le point avec la loupe, et la Terre soudain sembla reculer. Ce n’était pas seulement la fiche d’internement de Samuel et Gabriella Verón : il y en avait des dizaines, des centaines d’autres.
— Susana, chuchota la Grand-Mère, sous le choc. C’est le microfilm…
— Quoi ? Tu veux dire, le microfilm ?
Elena opina sous le foulard qui la protégeait du soleil.
— Oui. Oui, dit-elle, convaincue, c’est lui. Celui des disparus. C’est lui, Susana. Il existe… Ils sont là…
La vice-présidente et Carlos retinrent leur souffle. Les militaires avaient détruit les rapports des opérations clandestines à la fin des années 1970, le général Bignone en avait fait disparaître d’autres en 1982, la police fédérale avait tout brûlé quelques jours avant l’élection d’Alfonsín, mais la rumeur laissait entendre que l’intégralité des documents liés aux disparus avait été dupliquée sur microfilm, qu’il était caché dans un coffre au Panamá, à Miami, ou plus probablement détruit… Il était là, sous leurs yeux.
Réception des prisonniers, traitement et recyclage des informations, rapports périodiques sur l’avancement du « travail », noms et matricules, ordres reçus et exécutés, actions autorisées par la hiérarchie, tours de garde, vols nocturnes ordonnés par l’autorité supérieure, Diaz avait stocké les fiches d’internement des disparus argentins sur microfilm, un document Secret d’État dont on lui avait confié la garde, lui, le patriote… Les yeux des Grands-Mères s’embuèrent. Toute leur vie était là.
Pas seulement la vérité sur ce qui était arrivé à leurs enfants et leurs maris : la vérité sur la disparition des trente mille personnes enlevées par la dictature, ce qu’on avait fait de leurs dépouilles, cette part volée de l’Histoire argentine.
Susana serra fort la main de sa Duchesse de malheur. Le sort réservé à Daniel et à Elsa figurait fatalement sur une de ces fiches miniaturisées, mais Elena Calderón n’avait pas peur de l’affronter. Rubén croyait que la vérité achèverait de détruire sa mère, comme elle avait anéanti son père, il se trompait : Elena luttait parce qu’un pays sans vérité était un pays sans mémoire. Celle de son mari et de leur fille n’était qu’une partie du drame qui unissait le peuple argentin, victimes et bourreaux, passifs et complices. La Justice était là, entre leurs mains tremblantes.