Souviens-toi, Eugénie, de cette nuit mémorable.
À trois heures du matin, on frappe à notre porte. J'ouvre.
C'est Mme Guidoboni, ébouriffée, le visage blafard.
Dans ses bras, elle tient Lionel, son fils aîné, quatre ans. Il dort.
« Est-ce que je peux vous le laisser ? Je dois emmener Richard à l'hôpital. Il a quarante de fièvre. Je crois qu'il a perdu connaissance. »
Nous déposons Lionel sur le canapé du salon et je monte avec elle au troisième, vêtu de mon simple caleçon, car il fait très chaud.
Richard, trois ans, est au plus mal.
Il respire difficilement et son front me paraît brûlant. Il ne réagit pas quand je tapote ses joues.
« Il faut appeler le Samu, vite ! »
Dans l'affolement, je remarque à peine que Mme Guidoboni porte une chemise de nuit transparente.
Je suis bouleversé par l'apparence de Richard.
Très calme, elle appelle le Samu. Elle raccroche.
« Ils arrivent dans cinq minutes. Merci, merci pour tout. Je me sens si seule. J'ai si peur. »
Brusquement, elle éclate en sanglots.
Le spectacle de cette jeune femme désespérée m'est insupportable ; je prends sa main, je tente de la réconforter.
À ce moment précis, tu entres dans la chambre.
Tu nous vois en petite tenue, assis sur un lit, se tenant la main. Tu ne remarques pas le garçonnet allongé à côté de nous.
Je perçois à ton insoutenable regard jaune que tu es prête à nous tuer.
Avec un hurlement rauque, tu te précipites sur nous, tu arraches une poignée entière de ses cheveux blonds à la jeune femme.
Criant de douleur, celle-ci tombe par terre. Pour parvenir à te calmer, je dois te frapper. Ton nez saigne et coule à flots.
L'équipe du Samu fait irruption dans la pièce. Je montre l'enfant, aide sa mère à se relever ; nous ne te regardons pas, tu es tapie dans un coin de la pièce comme un animal blessé, enfin maîtrisé.
Tu comprends petit à petit.
L'enfant est réanimé. Il est hors de danger. Le Samu l'emmène à l'hôpital où on le gardera en observation.
Je vois la honte décomposer tes traits.
Tu t'enfuis, le visage sanguinolent.
Je ne sais pas quoi dire à Mme Guidoboni.
Elle ne prononce pas ton nom.
Elle me demande de garder Lionel jusqu'à ce qu'elle revienne de l'hôpital.
J'accepte. Toute la nuit, je veillerai sur l'enfant.
Je ne sais pas où tu es allée.
Je m'en fiche. Je sais que je dois te quitter. Je sais que la vie avec toi est un enfer.
Pourtant, je t'ai aimée, Eugénie, et pas seulement pour ta beauté.
J'aime les deux filles que tu m'as données ;
Laure et son regard calme, ses cheveux miel, Laurence et ses espiègleries.
J'étais fier de toi, de ton intelligence, tes reparties, ta grâce. J'étais fier d'être ton mari.
À présent, j'en ai honte.
Je voudrais te faire, avant de te quitter, une dernière confidence. Je t'ai toujours été fidèle. C'est toi qui t'es inventé toutes les infidélités dont tu m'accuses.
Ma vie entière, une question me hantera.
Pourquoi ?
Pourquoi une femme aussi exceptionnelle que toi a-t-elle voulu gâcher ainsi son existence ?
Tu avais tout.
Tu as été la victime de tes obsessions.
Soigne-toi, Eugénie.
Prends ton courage à deux mains, et fais-le.
Fais-le avant qu'il ne soit trop tard (pas pour moi, je m'en vais), mais pour toi, et – surtout ! – pour nos filles.
Adieu,
H.
X. LE MOT DE PASSE
« Nous sommes tous obligés, pour rendre
la réalité supportable, d'entretenir en
nous quelques petites folies. »
Marcel Proust (1871-1922),
À l'ombre des jeunes filles en fleurs.
Hunter Logan est assez belle. Elle a les yeux turquoise, d'une couleur particulière, qu'on ne trouve qu'outre-Atlantique, dans certains faubourgs du Massachusetts ; un bleu soutenu, tirant sur le vert, émaillé d'or. Elle a aussi des cheveux longs et clairs, qui l'été deviennent platine. C'est une Américaine élancée, à la mâchoire carrée, au sourire carnassier, aux jambes sportives. On lui dit parfois qu'elle ressemble à la patineuse Nancy Kerrigan, en blonde.
Hunter est venue vivre à Paris pour un an, afin de parfaire son français. Elle suit des cours à la faculté et loge chez une aristocrate acariâtre, avenue Marceau, à l'angle de la rue de Bassano, dans un grand appartement délabré, aux salles de bains humides, aux chambres défraîchies, mais dont les moulures, si parisiennes, et les cheminées de marbre, si décoratives, l'ont séduite d'emblée.
Mme de M. est obligée de loger des étudiantes pour arrondir ses fins de mois. Depuis la mort de son mari et le départ de ses six enfants, elle ne peut se résoudre à vendre son deux cent cinquante mètres carrés et quitter l'avenue Marceau, où elle a vécu cinquante ans. Afin d'obtenir le maximum d'argent pour un minimum de confort, elle loue des chambres à des étudiantes américaines de préférence aisées, qui calculent mieux en dollars qu'en francs, et qui sont charmées, comme Hunter, par la vue sur l'Arc de triomphe, la proximité des Champs-Élysées et de la tour Eiffel. Hunter, avec l'enthousiasme de ses dix-huit ans, ferme les yeux sur l'eau tiède, les cafards, l'humeur de Madame, et l'interdiction d'utiliser le téléphone, sauf pour les appels à Paris.
Quand Mme de M. s'absente, elle ôte le cadran de l'appareil, afin qu'on puisse répondre sans pouvoir appeler. Cela n'émeut nullement ses locataires. L'astucieuse Savannah, de Géorgie, étudiante en informatique passant plus de temps en boîtes de nuit que devant son ordinateur, rebranche un poste soudoyé à la concierge dès que la vicomtesse part en courses.
Hunter est une jeune fille sage. Contrairement à Savannah, elle sort peu. Elle a un petit ami, Evan, resté à Boston pour suivre des études de médecine, à qui elle écrit une lettre par semaine. La photo d'Evan est sur sa table de nuit. C'est un garçon blond, à la dentition parfaite, au regard sérieux. Hunter pense qu'elle l'épousera. Sur la cheminée, se déploie la famille des Hunter : ses parents, Jeff et Brooke, sa sœur cadette, Holly, son frère, Thorn, et Inky, le labrador.
Parfois, le soir, avant de s'endormir, yeux au plafond, elle écoute le grondement incessant du trafic de l'avenue Marceau, et la grande maison familiale de Carlton Street qu'elle n'avait jamais quittée, lui paraît si loin qu'elle en a le cœur serré. Dans ces moments d'angoisse, il lui arrive de remonter l'interminable couloir, dont le parquet grince, jusqu'au grand salon poussiéreux où les meubles sont couverts de draps blancs. Hunter ouvre les persiennes rouillées d'une des cinq fenêtres et sort sur le balcon qui fait le tour de l'immeuble. Là, en contemplant la ville, la place de l'Étoile, le flux et le reflux des voitures, elle se sent mieux.
Une nuit, alors qu'elle s'enivrait de cette indéfinissable odeur de Paris, elle sursauta lorsqu'une main osseuse se posa sur son épaule.
— Que faites-vous ici ? siffla Mme de M., vêtue d'un peignoir usé.
Hunter sourit.
— J'admire votre ville, dit-elle dans son français teinté d'accent américain.
La vieille dame l'observa quelques instants. Puis un sourire vint adoucir son regard.
— Tu as raison, murmura-t-elle, et Hunter s'étonna de ce tutoiement subit. Profites-en.
Elle s'en alla, laissant la jeune fille seule avec ses pensées.
Hunter ne parvenait pas à s'habituer, depuis qu'elle vivait à Paris, à l'intérêt qu'elle semblait inspirer aux Parisiens. Savannah eut beau lui expliquer que tous les Français étaient obsédés par les femmes, que c'était là une réalité mondialement connue qu'il fallait accepter, elle était mal à l'aise face à ces regards insistants, ces paroles murmurées sans équivoque, et il lui était déjà arrivé de piquer un sprint pour fuir les avances d'un promeneur solitaire, en plein jardin du Luxembourg. Même l'hiver, emmitouflée dans une doudoune, on trouvait encore le moyen de l'aborder. Au début, c'était flatteur. À la fin, cela devenait inquiétant.