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V. LE RÉPONDEUR

« Ne pouvant pas supprimer l'amour,

l'Église a voulu au moins le désinfecter et

elle a fait le mariage. »

Charles Beaudelaire (1821-1867),

« Mon cœur mis à nu ».

— Quelqu'un a encore tripoté le répondeur, il clignote !

— Quoi ?

— Mais enfin, regarde, il est cassé. Cela fait un jour qu'on l'a et il est déjà cassé.

— Tu as mal appuyé sur le bouton.

Charles se pencha sur la machine.

— Voilà. Tu as vu ?

Lola haussa les épaules.

— Je trouve qu'il est compliqué. Je ne m'y ferai jamais.

— Tu n'as qu'à demander à tes fils. Ils t'expliqueront.

Elle observa la petite boîte marron.

— Je dois être vieux jeu. Je déteste ces machines. Je n'aime ni laisser un message, ni écouter les messages qu'on me laisse. Je ne sais jamais sur quel bouton appuyer.

— Il est super-chouette, en plus, celui-là, lança Sébastien, dix ans. Il y a une voix qui donne le jour et l'heure exacte du message, ce que la plupart des gens oublient de dire, et il ne tient même pas compte des raccrochages !

— Comment ça ? demanda Lola. Alors il fait quoi, si quelqu'un raccroche ?

— Ben, il n'enregistre plus ce bip-bip-bip horrible. Il n'affiche même pas de message reçu. Il ignore le raccrochage.

— Et en plus, ajouta Benjamin, onze ans, on peut l'interroger à distance.

— Incroyable, fit Lola, ironique.

— Tu devrais apprendre à t'en servir, au lieu de critiquer bêtement, dit Benjamin.

— C'est très pratique, un répondeur, déclara Sébastien.

La sonnerie du téléphone retentit et toute la famille se dressa.

— On va le tester. En place ! cria Charles, excité comme un gamin.

Tous observaient la boîte brune. À la troisième sonnerie, on entendit la voix grave de Charles retentir dans la pièce : « Bonjour ! Vous êtes bien au 40-89-34-56. Vous pouvez laisser un message pour Lola, Sébastien, Benjamin ou Charles, et ils vous rappelleront. Parlez après le signal sonore, merci et à bientôt. »

— C'est trop long, ton message, dit Lola.

— Chut ! Écoute !

« Bonjour, c'est Alexandre pour Benjamin. Il peut me rappeler quand il veut. Au revoir. »

Un cliquetis de machinerie complexe se fit entendre, puis une étrange voix métallique : « Samedi, dix-huit heures trente-trois. »

— Extraordinaire, non ? fit Charles. Regarde, chérie, je vais te montrer comment écouter ce message. C'est simple. Imagine qu'en entrant à la maison, tu voies que ce témoin-là s'est allumé. C'est donc qu'il y a un message. Pour l'écouter, tu appuies ici. Essaie.

Elle appuya, et le message d'Alexandre défila de nouveau, ainsi que la voix métallique.

— Maintenant que tu sais qu'Alexandre a appelé, tu as deux possibilités. Tu peux effacer le message, mais comme il est pour Benjamin, il ne vaut mieux pas.

— Ah, que non ! bougonna l'intéressé.

— Alors tu le laisses tel quel jusqu'à ce que Benjamin l'écoute, et l'efface lui-même. Mais imaginons que ce message ait été de… je ne sais pas moi, Sylvie, ou une autre de tes copines…

— Sarah ! minauda Benjamin, main sur la hanche.

— Caroline ! chantonna Sébastien en se dandinant.

— Arrêtez, les garçons, vous êtes idiots.

— Je reprends, fit Charles. Donc, tu trouves un message qui t'est destiné. Tu l'écoutes en appuyant sur le bouton, puis à la fin, tu l'effaces, comme ceci. Je peux ? demanda-t-il à Benjamin, qui hocha de la tête.

Charles appuya sur une autre touche. On entendit le message se rembobiner.

— Voilà ! Effacé. Facile, non ?

— Y a un autre truc qu'il faut expliquer à maman, dit Sébastien. Quand on prend un appel au moment où le répondeur se déclenche parce qu'on a oublié de l'éteindre, ça enregistre la conversation. Et comme ça use la cassette, il ne faut pas oublier de tout effacer après.

— Très bon point, approuva Charles. Tu as compris, chérie ?

— Je crois.

— Tu vas voir, cela va te changer la vie, ce répondeur !

Plus tard, Lola dit à son mari :

— Tu me trouves idiote parce que je ne sais pas comment faire marcher le répondeur ?

Il la regarda avec surprise.

— Mais enfin, Lola !

— J'ai l'impression que tu me trouves idiote.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Je me sens vieille et moche.

— Tu as trente-trois ans !

— Et ça se voit.

— Tu es folle. Tu es belle, et tu le sais.

Le lendemain, quand elle rentra de ses courses, le voyant du répondeur était au rouge. Elle posa ses paquets et s'agenouilla près de la machine. Très concentrée, elle appuya sur un bouton. Un message pour l'aîné, un autre pour le cadet. Rien pour elle. Elle se sentit déçue, mais fière d'avoir su faire fonctionner l'appareil. Alors qu'elle déballait ses sacs dans la cuisine, le téléphone sonna. Perchée sur un tabouret à ranger des pots de confiture sur une étagère, elle se permit le luxe de laisser la machine répondre à sa place.

C'était Charles.

« Chérie, c'est moi, je pars tout à l'heure comme prévu à Bruxelles pour une présentation. Ne m'attends pas ce soir, je passerai peut-être la nuit sur place, selon la tournure des événements. Si tu as besoin de me joindre, Nicole a toutes les coordonnées. Je t'embrasse ! »

Lola soupira en descendant du tabouret. Charles se déplaçait souvent. À l'aube de ses trente-quatre ans, il atteignait une position de plus en plus importante dans l'agence de publicité où il travaillait, et depuis deux ans il passait rarement une semaine complète chez lui. Lola s'était habituée tant bien que mal à ses absences. Les garçons avaient leur vie, leurs amis, l'école. Il lui semblait qu'elle n'avait plus rien. Les journées s'étendaient devant elle, plates, lisses et monotones. Elle aurait dû reprendre le travail après la naissance de Sébastien. Mais elle avait choisi d'élever ses fils. Pendant huit ans, ce fut épanouissant.

Les garçons grandissaient. Ils avaient moins besoin d'elle. Elle s'ennuyait. Surtout, elle avait peur de devenir ennuyeuse. Charles semblait heureux avec elle, mais l'était-il ? Elle devrait peut-être avoir ce troisième enfant, cette petite fille dont ils rêvaient. Il n'était pas trop tard, son trente-quatrième anniversaire était encore loin.

Lola s'installa dans le canapé et alluma une cigarette, songeuse. Le téléphone sonna encore. Elle ne bougea pas, laissant la machine répondre pour elle.

« Salut, ma cocote, c'est Sarah. C'est super, ce nouveau répondeur. Qu'est-ce que tu dirais d'un cinoche cet après-midi ? Rappelle-moi. Salut ! »

Elle n'avait pas envie de rappeler Sarah, dont l'enthousiasme l'agaçait parfois. Elle s'approcha du répondeur afin d'effacer les deux derniers messages. La machine obéit à ses ordres. Charles serait content ! Elle se rembrunit. Pourquoi toujours se référer à Charles ? Pourquoi s'efforçait-elle de bien faire, comme une élève devant son professeur ? Irritée, elle alluma une autre cigarette et décida de confectionner une tarte aux pommes pour les garçons. Et la journée se déroula ainsi, longue et grise, jusqu'à l'arrivée salvatrice de ses fils.

Charles fut absent une bonne partie de la semaine. Quelques jours plus tard, Lola reçut un appel de sa mère, qui vivait seule à Honfleur. Elle désirait voir sa fille et ses petits-fils.

— Emmène donc les garçons en Normandie pour le week-end, cela leur fera du bien, dit Charles. Et tu te reposeras aussi un peu.