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Marianne tourna vers Arcadius des yeux interrogateurs.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour dissimuler l’embarras de sa physionomie, Arcadius se pencha sur l’encolure de son cheval et fit mine de vérifier quelque chose au mors de l’animal, mais ne répondit pas. Ce silence exaspéra Marianne.

— Ayez au moins le courage de me dire la vérité, Arcadius. Est-ce que vous pensez qu’il a voulu rester seul avec cette femme ?

— C’est possible, concéda Jolival prudent. A moins que la reine de Naples n’ait fait l’un de ces caprices dont elle est malheureusement coutumière.

— En présence de l’Empereur ? Je n’en crois rien. Au galop, mon ami, je veux les voir descendre de cette voiture.

Et la course infernale, à travers les rafales d’eau glacée, la boue et les branches basses, qui meublaient trop souvent les chemins de traverse empruntés par les deux cavaliers, reprit de plus belle.

En entrant dans Compiègne à la nuit noire, Marianne exténuée et transie, claquait des dents mais tenait à cheval par un prodige de volonté. Tout son corps était moulu comme si elle avait reçu une volée de bois vert, mais pour rien au monde elle ne l’eût avoué. L’avance que l’on avait sur le cortège n’était d’ailleurs que minime car, sur cette interminable route, le grondement lointain des quatre-vingt-trois voitures n’avait quitté les oreilles de la jeune femme, sauf lorsque l’on s’était enfoncé au cœur de la forêt.

Maintenant, en chevauchant le long des rues illuminées, pavoisées depuis les ruisseaux jusqu’aux faîtes des toits, Marianne clignait des yeux comme un oiseau de nuit jeté brusquement dans la lumière. La pluie avait cessé. La nouvelle avait couru la ville que l’Empereur, dès ce soir, ramenait à Compiègne la fiancée attendue seulement le lendemain. Aussi malgré le temps et la nuit, tous les habitants étaient-ils répandus dans les rues ou dans les auberges, une masse importante de peuple battant déjà les grilles du grand palais blanc.

Celui-ci brillait dans la nuit comme toute une colonie de lucioles. Dans la cour, un régiment de grenadiers de la Garde manœuvrait, prêt à sortir pour effectuer le service d’ordre. Dans un instant, les gigantesques soldats aux bonnets poilus allaient fendre la foule comme un irrésistible bélier, ouvrir un passage que nul n’aurait l’idée de leur refuser. Marianne essuya machinalement l’eau qui dégouttait du bord de son chapeau.

— Quand les soldats sortiront, nous nous lancerons en avant, dit-elle, afin de profiter de la trouée. Je veux arriver jusqu’à la grille.

— C’est de la folie, Marianne ! Nous allons être piétinés, écrasés. Ces gens n’ont aucune raison de nous faire place.

— Ils ne s’en apercevront même pas. Allez attacher les chevaux et rejoignez-moi. Il faut faire vite.

En effet, comme Arcadius s’éloignait en courant vers l’entrée d’une grande auberge bien éclairée, toutes les cloches de la ville se mirent à sonner. Le cortège devait entrer dans Compiègne. En même temps, une énorme acclamation monta vers le ciel noir. Les grilles du palais s’ouvrirent et laissèrent passer le bloc puissant des grenadiers qui, l’arme au bras, s’avancèrent en bon ordre et fendirent la foule en deux, formant une double haie au milieu de laquelle allaient passer les voitures. Marianne alors s’élança, Jolival sur ses talons. Profitant du reflux de la foule, elle parvint, en se glissant derrière le dos des grenadiers, jusqu’aux grilles du château. Il y eut bien quelques protestations, quelques horions même pour ce jeune homme insolent qui osait vouloir la première place, mais elle était insensible à tout. D’ailleurs, les premiers hussards débouchaient en trombe sur la place, retenant à pleins poings leurs montures écumantes. La foule hurla, d’une seule voix :

— Vive l’Empereur !...

Marianne grimpa sur le mur bas où s’enchâssaient les lances dorées des grilles, s’agrippant au fer mouillé. Entre elle et le grand perron sur lequel s’alignaient des laquais en livrée verte portant des torches dont les flammes s’effilochaient dans l’air froid, il n’y avait plus qu’un vaste espace vide. En un instant, les fenêtres du château se peuplèrent d’une foule brillante, les terrasses des toits furent envahies, un orchestre s’installa sur la galerie qui dominait les grilles, un autre quelque part sur la place, un autre encore aux fenêtres d’une maison patricienne. Partout jaillissaient des torches. Il y eut un grand bruit qu’enfla jusqu’à l’assourdissement un vigoureux roulement de tambour.

Entre la haie de grenadiers, des pages, des écuyers, des officiers et des maréchaux, parurent au grand galop un carrosse, puis un autre, et encore un autre. Le cœur de Marianne battait à se rompre sous le drap mouillé de son habit. Elle regardait, avec des yeux agrandis, le large perron garni de tapis, sous le grand fronton triangulaire, se couvrir de femmes en robes à traîne, dont les diadèmes jetaient des feux multicolores, d’hommes en grands costumes, rouges et or ou bien bleus et argent. Elle aperçut même quelques officiers autrichiens, en grande tenue blanche, la poitrine constellée de décorations. Quelque part, une horloge sonna 10 heures.

Alors, dans un grand tumulte de cris et de vivats, apparut enfin la berline à huit chevaux que Marianne connaissait si bien déjà. Les cuivres, sur la galerie, attaquèrent : « Veillons au salut de l’Empire ! », tandis que la voiture, comme portée par l’enthousiasme populaire, franchissait enfin les grilles larges ouvertes et décrivait une courbe pleine d’élégance. Les valets de pied se précipitèrent, les porteurs de torches descendirent jusqu’au pavé de la cour, les tambours battirent tandis que, sur le perron, les révérences courbaient jusqu’au sol les satins et les brocarts des robes de cour. Les yeux noyés de larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, Marianne vit Napoléon sauter à terre puis se tourner, rayonnant, vers celle qui était encore dans la voiture et l’aider à descendre avec tous les soins et toutes les tendres précautions d’un amant attentif. Une brusque fureur sécha les larmes de Marianne à constater que l’archiduchesse était toute rouge et que son absurde chapeau à plumes de perroquet donnait fortement de la bande. De plus, elle avait une attitude curieuse, plutôt gênée.

Debout, Marie-Louise avait une demi-tête de plus que son fiancé. Ils formaient un couple bizarrement discordant, elle avec sa lourde mollesse germanique, lui avec son teint pâle, son profil romain et toute la vitalité nerveuse, à fleur de peau, qu’il devait à son sang méditerranéen. La seule chose peut-être qui ne choquât pas, c’était la différence d’âge, la carrure de Marie-Louise lui ôtant toute la fragilité de la grande jeunesse. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne semblait s’en apercevoir. Ils se contemplaient d’un air ravi qui donna soudain à Marianne des envies de meurtre. Comment cet homme qui, voici peu de jours, l’avait aimée avec tant de passion, lui avait juré, avec l’accent même de la sincérité, qu’elle seule régnait sur son cœur, pouvait-il regarder cette grande génisse blonde, avec cette mine d’enfant à son premier cadeau de Noël ? Furieusement, la jeune femme enfonça ses ongles dans la paume de sa main et grinça des dents pour ne pas hurler de douleur et de rage.

Là-bas, la nouvelle venue embrassait les femmes de la famille impériale : la ravissante Pauline, qui ne cachait qu’à peine son envie de rire en contemplant le fameux chapeau, la sage Elisa et son sévère profil de Minerve, la brune beauté de la reine d’Espagne, la grâce blonde de la reine Hortense dont la robe de soie blanche, les perles au doux éclat et l’élégance sans défaut rappelaient le fantôme de sa mère et juraient effroyablement avec la vêture de Marie-Louise.