Quand elle émergea, une quinzaine de minutes plus tard, de la bienheureuse inconscience qui l’avait terrassée, Marianne vit, côte à côte, la figure de souris moustachue d’Arcadius et un visage de femme haut en couleur surmonté d’une chevelure brune, dont les boucles lâches pendaient quelque peu d’un bonnet aérien. Voyant qu’elle ouvrait les yeux, la dame cessa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre et constata avec satisfaction que « ça allait mieux maintenant ».
A vrai dire, Marianne, en dehors du fait qu’elle avait retrouvé ses esprits, ne se sentait pas tellement mieux, au contraire. Elle était glacée jusqu’à la moelle des os avec de grandes bouffées de chaleur, ses dents claquaient et un étau lui serrait les tempes. Néanmoins, retrouvant du même coup le souvenir de ce qu’elle venait d’entendre, elle voulut s’arracher du lit où on l’avait étendue tout habillée.
— Je veux m’en aller ! fit-elle en tremblant si fort que les mots eurent peine à se faire entendre. Je veux rentrer chez moi, tout de suite !
A deux mains, Arcadius pesa sur ses épaules pour l’obliger à s’étendre de nouveau.
— Il n’en est pas question ! Rentrer à Paris, à cheval et par ce temps ? Vous n’arriveriez pas vivante, ma chère. Je ne suis pas grand médecin, mais j’ai quelques connaissances du sujet et, à voir vos pommettes trop rouges, je peux vous dire que vous avez de la fièvre.
— Qu’importe ! Je ne peux pas rester ici ! Est-ce que vous n’entendez pas ?... Ces musiques... ces chants...
Ces pétards qui éclatent ! Est-ce que vous n’entendez pas la joie de cette ville à moitié folle de bonheur parce que l’Empereur a mis dans son lit la fille de son pire ennemi ?
— Marianne ! supplia Arcadius alarmé devant les yeux hagards de son amie. Je vous en supplie...
La jeune femme éclata d’un rire discordant qui faisait mal à entendre. Malgré Arcadius, elle se jeta à bas du lit, courut jusqu’à une fenêtre à laquelle elle s’agrippa, rejetant les rideaux avec rage. Au delà de la place mouillée et vide, le palais illuminé se dressait en face d’elle comme un défi, ce palais au cœur duquel Napoléon tenait l’Autrichienne dans ses bras, la possédait comme il avait possédé Marianne, lui murmurait peut-être les mêmes mots d’amour... Dans la tête brûlante de la jeune femme, la fureur et la jalousie se mêlaient à la fièvre et faisaient jaillir les flammes même de l’enfer. L’impitoyable mémoire lui restituait chacun des gestes de son amant dans l’amour, chacune de ses expressions... Oh ! pouvoir percer le secret de ces blanches murailles insolentes ! Savoir derrière laquelle de ces fenêtres closes se perpétrait le crime d’amour dans lequel le cœur de Marianne jouait la victime expiatoire !
— Mio dolce amore !... gronda-t-elle entre ses dents serrées. Mio dolce amore !... Est-ce qu’il lui dit cela à elle aussi ?
Arcadius, qui, craignant que du fond de sa folie Marianne ne se mît à hurler, n’avait pas osé s’approcher, ni la toucher, ordonna tout bas à l’hôtelière abasourdie :
— Elle est très malade ! Trouvez un médecin... vite !
Sans se le faire répéter, la femme s’engouffra dans le couloir dans un grand bruit de jupons amidonnés tandis que doucement, un pas après l’autre, Jolival s’avançait vers Marianne. Elle ne le voyait même pas. Tendue comme une corde d’arc, dévorant de ses prunelles dilatées l’énorme et blanche demeure, il lui semblait tout à coup que ces murs étaient devenus de verre, qu’elle pouvait voir, avec cette terrible clairvoyance de la jalousie poussée au paroxysme, jusqu’au fond d’une chambre où, sous le velours pour-pie et or d’un immense ciel de lit, un corps couleur d’ivoire en étreignait un autre, dont la chair dodue avait des tons d’aurore. Et Marianne, déchirée, crucifiée, avait tout oublié de ce qui l’entourait pour ne plus voir que la scène d’amour trop facilement imaginée pour l’avoir trop souvent vécue. Tout proche, maintenant, à la toucher, Arcadius l’entendit murmurer :
— Comment peux-tu lui donner les mêmes baisers qu’à moi ?... Ce sont tes lèvres, pourtant ! Est-ce que lu ne te souviens de rien, dis ?... Tu ne peux pas... tu ne peux pas l’aimer comme tu m’aimais ! Oh ! non... je t’en supplie... ne la tiens pas comme cela !... Rejette-la... Elle te portera malheur ! Je le sais... je le sens ! Rappelle-toi la roue brisée aux marches du calvaire ! Tu ne peux pas l’aimer... Non, non... NON !
Elle avait poussé un cri bref, un seul, mais c’était un cri d’agonie. Et, brusquement, elle se laissa glisser à genoux contre la fenêtre, secouée de sanglots désespérés qui, malgré tout, relâchaient la dangereuse tension nerveuse dont Arcadius, un instant épouvanté, tremblait encore.
Il sentit qu’alors il pouvait la toucher, qu’elle ne se défendrait plus. Il se pencha vers elle et, avec des gestes d’une infinie douceur, presque des gestes de miséricorde, il la releva, osant à peine serrer le mince corps tremblant qui s’appuyait à lui et, à très petits pas, la ramena jusqu’au lit. Elle se laissait faire, sans plus de résistance qu’un enfant épuisé, trop absorbée dans sa douleur pour garder encore conscience de son être. Bien près de pleurer lui-même sur cette souffrance imméritée quoique trop cherchée, Jolival achevait d’étendre Marianne sur le lit quand la porte se rouvrit devant Mme Robineau ramenant le médecin. En constatant que ledit médecin n’était autre que Corvisart lui-même, le médecin de l’Empereur, Arcadius ne fut qu’à peine surpris. Une journée comme celle-là était capable de mettre un homme au delà de toute surprise et, après tout, qu’y avait-il d’étonnant que le médecin impérial fût lui aussi dans cette auberge bourrée de grands personnages. Ce n’en était pas moins un fameux soulagement.
— J’étais en bas, dit-il, à boire un punch avec des camarades quand j’ai entendu notre hôtesse réclamer un médecin à cor et à cri. Le prince de Clary qui la suivait pas à pas l’accablait de questions. C’est lui qui m’a appris qui était la malade. Voulez-vous me dire ce que fait ici et dans cet état la signorina Maria-Stella ?
Examinant d’un œil sévère Marianne qui sanglotait toujours, le médecin, les bras croisés, dominait Arcadius de sa lourde silhouette vêtue de noir. C’était une force de la nature que cet homme et Jolival était trop las pour une discussion. Il se contenta d’un geste d’impuissance.
— Elle est votre patiente, fit-il avec un haussement d’épaules, vous deviez déjà la connaître un peu, docteur. Elle a voulu venir à tout prix.
— Il ne fallait pas la laisser faire.
— J’aurais voulu vous y voir. Savez-vous que nous avons suivi le cortège de l’archiduchesse depuis bien au delà de Soissons ? Quand Marianne a appris ce qui se passait au palais, elle a fait une crise de nerfs.
— Tout ce chemin, et sous une pluie battante ! Mais c’est de la démence. Quant à ce qui se passe au palais, il n’y a pas de quoi en faire une maladie ! Juste ciel ! Une crise de nerfs parce que Sa Majesté a voulu juger sans tarder du marché conclu ?
Pendant que les deux hommes échangeaient ces propos, Mme Robineau, avec l’aide d’une servante, avait prestement déshabillé une Marianne aussi docile qu’un bébé et l’avait installée dans le grand lit que la servante avait hâtivement réchauffé à l’aide d’une grande bassinoire de cuivre. Les sanglots s’étaient calmés progressivement, mais la fièvre qui brûlait maintenant la jeune femme semblait croître de minute en minute. Pourtant, son esprit était plus calme. La violente crise de désespoir qui l’avait secouée avait apaisé la trop grande tension de son esprit et ce fut avec une sorte d’indifférence et les yeux mi-clos qu’elle écouta la grosse voix de Corvisart la tancer d’importance sur ce que l’on risque à courir les routes pendant des heures sous une averse glaciale.