— Notre chemin passe par l’ambassade. Je vous demanderai, Madame, la permission de vous quitter alors. Ma voiture vous mènera ensuite où vous le souhaiterez.
Le regard disait si bien ce que la bouche taisait que Marianne en comprit le muet langage et sourit avec un brin de malice.
— Je vous rends grâce, Prince, pour tant de courtoisie. J’habite l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille... et je serais heureuse de vous y recevoir s’il vous plaît de me rendre visite.
La voiture s’arrêtait devant l’ambassade autrichienne, située à l’angle de la rue du Mont-Blanc[1] et de la rue de Provence. Rouge d’émotion, le diplomate s’inclina sur la main qu’on lui tendait et y posa ses lèvres.
— Dès demain, j’aurai la joie d’aller vous offrir mes devoirs et mes services, Madame, puisque vous voulez bien m’y autoriser. Je souhaite vous trouver parfaitement remise.
A nouveau, Marianne sourit. Les lèvres du jeune homme avaient tremblé sur sa main. Elle était certaine, désormais, de son pouvoir sur lui et, ce pouvoir, elle entendait en user à sa fantaisie. Aussi fut-ce avec infiniment plus d’optimisme qu’elle regagna sa maison. Ce fut pour y retrouver Adélaïde en compagnie de Fortunée Hamelin.
Installées dans le salon de musique, les deux femmes bavardaient avec animation quand Marianne entra. Visiblement, elles ne l’avaient pas entendue venir et elles la regardèrent avec une égale stupeur, mais ce fut Mme Hamelin qui se ressaisit la première.
— Ah ça, mais d’où sors-tu ? s’écria-t-elle en courant embrasser son amie. Est-ce que tu sais qu’on te cherche depuis vingt-quatre heures ?
— On me cherche ? fit Marianne ôtant sa mante qu’elle jeta sur la crosse dorée de la grande harpe. Mais qui donc ? Et pourquoi ? Vous saviez bien, Adélaïde, que j’avais à faire en province.
— Justement ! s’écria la vieille demoiselle avec indignation, vous avez gardé envers moi une remarquable discrétion, motivée d’ailleurs par le fait que vous étiez appelée hors de Paris pour le service de l’Empereur. Mais vous admettrez que j’aie pu montrer quelque surprise quand un messager de ce même Empereur est venu ici, hier, vous demander de la part de Sa Majesté !
Les jambes coupées, Marianne se laissa tomber sur la banquette du piano et leva sur sa cousine un regard abasourdi.
— Un messager de l’Empereur ?... Vous voulez dire qu’il m’a demandée ? Mais pourquoi ?
— Pour chanter, bien sûr ! Est-ce que vous n’êtes pas « cantatrice », Marianne d’Asselnat ? lança Adélaïde avec un ressentiment qui arracha un sourire à Fortunée.
Dans la nouvelle vie de Marianne c’était de toute évidence ce qui passait le moins bien auprès de l’aristocratique demoiselle : que sa cousine chantât pour gagner sa vie. Gentiment, pour couper court aux revendications de la vieille fille, la créole alla s’asseoir sur la banquette et entoura de son bras les épaules de son amie.
— J’ignore ce que tu as été faire, dit-elle, et je ne te demande pas tes secrets. Mais une chose est certaine : hier, le Grand Maréchal du Palais t’a fait prier, officiellement, de te rendre à Compiègne pour y chanter aujourd’hui devant la Cour...
Aussitôt, Marianne fut debout sous l’impulsion d’une brusque colère.
— Devant la Cour, vraiment ? Ou devant l’Impératrice... ? car elle est l’Impératrice, tu sais ? très réellement l’Impératrice, avant même que les cérémonies du mariage ne se soient déroulées et depuis cette nuit !
— Que veux-tu dire ? demanda Mme Hamelin inquiète d’une fureur aussi soudaine que mal contenue.
— Que Napoléon a mis cette nuit l’Autrichienne dans son lit ! Qu’il a couché avec, tu entends ? Il n’a pas pu attendre le mariage civil ni la bénédiction du cardinal ! Elle lui a tellement plu qu’il n’a pas su se retenir, à ce que l’on m’a dit ! Et il ose... il ose m’ordonner de venir chanter devant cette femme ! Moi, qui, hier encore, étais sa maîtresse !
— Qui es toujours sa maîtresse, corrigea placidement Fortunée. Ma chère enfant, mets-toi bien dans la tête que, pour Napoléon, mettre face à face la maîtresse et l’épouse légitime n’a rien de choquant, ni même d’anormal. Je te rappelle qu’il a plusieurs fois choisi ses belles compagnes parmi les lectrices de Joséphine, que notre impératrice a été contrainte nombre de fois d’aller applaudir Mlle George... à qui d’ailleurs Napoléon avait offert des diamants qui plaisaient à sa femme et qu’avant ton arrivée il n’y avait pas de bon concert à la Cour sans la Grassini. Il y a du sultan chez notre Majesté corse. Il devait aussi, secrètement, avoir envie d’observer ton comportement en face de sa Viennoise. Il faudra qu’il se contente de celui de la Grassini !
— La Grassini ?
— Eh oui, la Grassini. L’envoyé de Duroc avait ordre, au cas où la grande Maria-Stella ne serait pas disponible, d’aller récupérer la cantatrice à-tout-faire de la Cour. Tu n’étais pas là : c’est donc la plantureuse Giseppina qui a dû chanter aujourd’hui à Compiègne. Remarque, à mon avis, cela vaut mieux dans un certain sens : il s’agissait d’un duo avec l’affreux Crescentini, le castrat favori de Sa Majesté. Tu détesterais d’emblée ce muguet peinturluré tandis que la Grassini l’adore ! Je dirais même plus, elle l’admire comme elle admire de confiance tout ce que Napoléon honore et il a décoré Crescentini !
— Je me demande bien pourquoi ? fit Marianne l’esprit ailleurs.
Fortunée éclata de rire, ce qui eut au moins l’avantage de détendre l’atmosphère.
— C’est là que cela devient drôle ! Ladite Grassini devant qui l’on posait cette question a répondu, sans rire, « Vous oubliez sa blessure !... »
Adélaïde, sans rancune, fit écho à la gaieté de la créole, mais Marianne se contenta de sourire. Elle réfléchissait et, tout compte fait, elle n’était pas mécontente d’avoir été absente. Elle ne se voyait vraiment pas faisant la révérence devant 1’« Autre », et donnant la réplique, pour quelque duo d’amour, à un semblant d’homme qui, mise à part sa voix exceptionnelle, n’aurait pu que la couvrir de ridicule. Et puis, elle était trop femme pour ne pas espérer que Napoléon se demanderait, au moins quelques secondes, où elle avait bien pu se rendre pour ne pas obéir. Au fond, tout était très bien ainsi. Quand celui qu’elle aimait la reverrait, ce serait, du moins elle l’espérait, à côté d’un homme susceptible de lui donner quelque inquiétude... en admettant qu’elle eût réellement le pouvoir de lui en inspirer. Malgré elle, Marianne sourit à cette idée, ce qui arracha à Fortunée une remarque désenchantée.
— Ce qu’il y a d’agréable avec toi, Marianne, c’est que l’on peut te raconter n’importe quoi sans parvenir à retenir ton attention. A quoi pensais-tu encore ?
— Pas à quoi : à qui ? Et, bien sûr, à lui ! Asseyez-vous toutes les deux, je vais vous raconter ce que j’ai fait depuis deux jours. Mais, pour l’amour du ciel, Adélaïde, faites-moi servir quelque chose : je meurs de faim.
Tout en attaquant, avec une étrange vigueur pour une femme si malade la veille au soir, le plantureux repas qu’Adélaïde fit sortir des cuisines comme par magie, Marianne raconta son aventure, prenant soin, toutefois, de lui enlever tout ce qui pouvait être sombre ou attristant. Elle narra son équipée avec un humour cruel pour elle-même, et qui ne fit pas rire ses deux auditrices. Fortunée, même, était très sombre quand elle acheva.