— Mais enfin, remarqua-t-elle, ce rendez-vous était peut-être important ? Tu aurais pu, au moins, y envoyer Jolival.
— Je sais, mais je n’avais pas envie de me séparer de lui. Je me sentais... si malheureuse, si abandonnée. Et puis je demeure persuadée que c’était un piège.
— Raison de plus pour s’en assurer. Et si c’était ton... ton mari ?
Il y eut un silence. Marianne reposa le verre qu’elle venait de vider, mais si maladroitement qu’elle en brisa le pied. Elle était devenue si pâle tout à coup que Fortunée eut pitié d’elle.
— Ce n’est qu’une hypothèse, ajouta-t-elle gentiment.
— Mais qui aurait pu se vérifier ! Toutefois, je ne vois pas bien pourquoi il m’aurait fait venir là-bas, dans un château en ruine, et j’avoue que je n’ai pas pensé à lui. Plutôt à ces gens qui, une fois déjà, m’avaient enlevée. Que puis-je faire, maintenant ?
— Ce que tu aurais dû faire tout de suite : prévenir Fouché et attendre. Quelle que soit la nature de la tentative que l’on pensait faire sur toi, piège ou véritable rendez-vous, il y a tout à parier que l’on recommencera. Mais permets-moi, en tout cas, de te féliciter.
— De quoi ?
— De ta nouvelle conquête autrichienne. Tu t’es enfin décidée à suivre mes conseils et j’en suis ravie. Tu verras comme il est plus facile de supporter l’infidélité d’un homme quand on en a un autre sous la main.
— Ne va pas trop vite, protesta Marianne en riant. Je n’ai pas du tout l’intention d’offrir au prince Clary une place de remplaçant, mais simplement de me montrer avec lui. Vois-tu, ce qui m’intéresse le plus, en lui, c’est sa qualité d’Autrichien. Cela me paraît amusant de mener en laisse un compatriote de notre nouvelle souveraine !
Fortunée et Adélaïde se mirent à rire avec un bel ensemble.
— Est-elle vraiment aussi laide qu’on le suppose ? demanda avec animation Mlle d’Asselnat tout en picorant les fruits confits servis pour sa cousine.
Marianne prit un temps, ferma les paupières à demi comme pour mieux revoir le visage de l’intruse. Un dédain cruel courba l’arc tendre de sa bouche en un sourire qui était l’essence même de sa féminité.
— Laide ? Non pas. A dire vrai, je ne saurais vous dire avec exactitude comment elle est. Elle est... quelconque !
— Pauvre Napoléon, soupira Fortunée avec une parfaite hypocrisie. Il n’avait pas mérité cela !... Une femme quelconque pour lui qui n’aime que l’exceptionnel !
— Ce sont les Français, si vous voulez mon avis, qui n’ont pas mérité cela, s’écria Adélaïde. Une Habsbourg ne peut leur amener que des catastrophes.
— Eh bien, ils n’ont pas l’air de s’en douter, fit Marianne avec un petit rire. Vous auriez dû entendre les acclamations dans les rues de Compiègne !
— A Compiègne, peut-être, répondit Fortunée songeuse. Ils sont assez privés des grands spectacles de la cour, à l’exception des chasses. Mais quelque chose me dit que Paris ne sera pas si chaleureux. L’arrivée de cette Autrichienne n’enthousiasme guère que les salons irréductibles qui voient en elle la Némésis du Corse et l’ange vengeur de Marie-Antoinette. Mais le peuple est loin d’être ravi. D’abord il adorait Joséphine et ensuite il n’aime pas l’Autriche. Et ne crois pas que ce soit parce qu’il a des remords !
Le lundi suivant, 2 avril, en contemplant la foule qui encombrait la place de la Concorde, Marianne songeait que Fortunée pourrait bien avoir raison. C’était une foule endimanchée, pimpante et quelque peu agitée, mais ce n’était pas une foule joyeuse. Attendant le passage du cortège nuptial de son Empereur, elle s’étirait tout au long des Champs-Elysées, se massait entre les huit pavillons d’angle de la place, battait les murs du Garde-Meuble et de l’hôtel de la
Marine, mais on n’y sentait pas la fièvre joyeuse des grands jours.
Pourtant, il faisait beau. D’un seul coup, la pluie désespérante, qui semblait installée à jamais sur la France, avait cessé à l’aube. Un soleil printanier avait balayé les nuages et brillait d’un éclat neuf dans un ciel bien lavé sur le bleu duquel tranchaient les tendres bourgeons des marronniers. Cela avait permis la subite éclosion des capotes de paille et des chapeaux fleuris sur la tête des Parisiennes, des habits aux couleurs tendres et des pantalons clairs sur leurs compagnons. Marianne sourit devant cette débauche d’élégance. C’était comme si le peuple de Paris avait tenu à montrer à la nouvelle venue qu’on savait s’habiller, en France.
Installée dans sa voiture arrêtée près de l’un des chevaux de Marly, en compagnie d’Arcadius, Marianne dominait l’ensemble du décor. Il y avait des drapeaux et des lampions partout, jusqu’aux bras du télégraphe de M. Chappe, installé sur le toit de l’hôtel de la Marine. Les grilles des Tuileries avaient été dorées à neuf, les fontaines laissaient jaillir du vin et, pour que chacun pût prendre sa part de la noce impériale, d’immenses buffets gratuits avaient été dressés à l’abri de grandes tentes rayées de rouge et de blanc, sous les arbres du cours La Reine. Tout autour de la vaste place, des caisses d’orangers portant des fruits rutilants étaient tout prêts pour l’illumination du soir. Tout à l’heure, quand la cérémonie nuptiale aurait été célébrée dans le grand salon carré du Louvre, les bons sujets de l’Empereur pourraient y dévorer à loisir : 4 800 pâtés, 1 200 langues, 1 000 épaules de mouton, 250 dindes, 360 chapons, autant de poulets, quelque 3 000 saucissons et une foule d’autres choses.
— Ce soir, soupira Jolival en humant délicatement une prise de fin tabac, Leurs Majestés régneront sur un peuple d’ivrognes et on ne comptera même plus les indigestions.
Marianne ne répondit pas. Cette atmosphère de kermesse la distrayait et l’irritait en même temps. Un peu partout, sur les Champs-Elysées, se dressaient des mâts de cocagne, des attractions de tous genres, des petits théâtres en plein vent, des bals, des jeux de bagues ou de casse-cou dans lesquels, depuis la veille, les Parisiens essayaient d’oublier qu’on leur donnait une impératrice qui ne leur convenait guère. Un peu partout, d’ailleurs, autour de sa voiture, comme autour des autres voitures venues là pour voir, on entendait fuser ces solides plaisanteries qui traduisent si bien l’état d’âme secret des Parisiens. Nul, en effet, n’ignorait plus ce qui s’était passé à Compiègne et l’on savait que, tout à l’heure, Napoléon allait mener à l’autel une femme avec laquelle il dormait depuis une semaine, bien que le mariage civil ait seulement eu lieu la veille, à Saint-Cloud.
Il était midi et le canon tonnait depuis une bonne demi-heure. Tout au bout de la longue perspective, encore presque vierge, des Champs-Elysées, le long desquels foisonnaient, en mousse vert pâle, les tendres feuilles neuves des marronniers, le soleil tombait d’aplomb sur l’énorme arc de triomphe de bois et de toile peinte que l’on avait bâti à grand-peine pour suppléer à la construction, encore loin d’être achevée, du monument à la gloire de la Grande Armée. Et, sous les rayons printaniers, il avait assez bon air, le simulacre, avec ses drapeaux neufs, le gros bouquet dont l’avaient orné les charpentiers, les hauts reliefs en trompe-l’œil de ses flancs et l’inscription qui proclamait « A NAPOLÉON ET A MARIE-LOUISE, LA VILLE DE PARIS ». Ce naïf enthousiasme était d’ailleurs assez drôle, songea Marianne, quand on savait le nombre de grèves, de revendications et de mouvements divers dont sa construction avait été émaillée. Mais là s’arrêtait l’amusant de la chose. La jeune femme n’éprouvait aucun plaisir à voir ainsi rapprochés les noms de Napoléon et de Marie-Louise.
Tout au long du parcours tremblaient les plumets rouges sur les hauts bonnets poilus des Grenadiers de la Garde, relayés aux carrefours par les chapskas noirs à panache vert et rouge des Chasseurs. Une chanson voltigeait sur Paris, reprise incessamment par les orchestres disséminés un peu partout. C’était « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » et Marianne en fut vite agacée. Le jour où Napoléon épousait la nièce de Marie-Antoinette, c’était un drôle de choix. Et le canon lui donnait un bien étrange contrepoint.