Marianne, qui, sur ce souvenir, avait un instant fermé les yeux, les rouvrit soudain. Que disait Francis à cet instant ?
— Ma parole... vous ne m’écoutez pas ?
— C’est que vous ne m’intéressez pas non plus ! Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à vous expliquer comment réagissent, en certains cas, les gens soucieux de leur honneur et, si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirai que je ne comprends même pas comment vous avez eu le front d’oser m’aborder. Je croyais bien vous avoir tué, Francis Cranmere, mais que le Diable votre maître vous ait ressuscité ou non, vous êtes mort pour moi et vous le demeurerez !
— Je conçois que cette attitude soit des plus confortables pour vous, mais le fait n’en demeure pas moins que je suis vivant et que j’entends le rester.
Marianne haussa les épaules et détourna la tête.
— Alors éloignez-vous de moi et tâchez d’oublier que l’on a uni un jour Marianne d’Asselnat et Francis Cranmere. Tout au moins si vous voulez rester, sinon vivant, du moins libre.
Francis regarda la jeune femme avec curiosité.
— Vraiment ? Je crois déceler une menace dans votre voix, ma chère, qu’entendez-vous par là ?
— Ne vous faites pas plus stupide que vous n’êtes. Vous le savez très bien : nous sommes en France, vous êtes un Anglais, un ennemi de l’Empire. Je n’ai qu’un geste à faire, qu’un mot à dire pour vous faire arrêter. Et, une fois arrêté, vous faire disparaître à jamais serait un jeu d’enfant. Croyez-vous que l’Empereur me refuserait votre tête si je la lui demandais ? Allons, soyez beau joueur, pour une fois. Admettez que vous avez perdu et retirez-vous sans plus chercher à me revoir. Vous savez très bien que vous ne pouvez plus rien contre moi.
Elle avait parlé doucement, mais fermement et avec une grande dignité. Elle n’aimait pas faire ostentation de sa puissance sur le maître de l’Europe mais, dans le cas présent, il était bon de mettre tout de suite les choses au point. Que Francis disparût de sa vie pour toujours et elle était certaine de parvenir un jour à lui pardonner... Mais, au lieu de méditer, comme il eût été convenable, les paroles qu’elle venait de prononcer, lord Cranmere se mit à rire à grands éclats... et Marianne sentit sa belle assurance fléchir un peu. Sèchement, elle demanda :
— Puis-je savoir ce que j’ai dit de si drôle ?
— Ce que... oh, ma chère, vous êtes tout simplement impayable ! Ma parole, vous vous prenez pour l’impératrice ! Dois-je vous rappeler que ce n’est pas vous, mais une malheureuse archiduchesse que Boney vient d’épouser ?
L’ironie de Francis jointe à l’injurieux diminutif dont les Anglais se servaient pour qualifier Bonaparte fouettèrent la colère de Marianne.
— Impératrice ou pas, gronda-t-elle entre ses dents, je vais vous montrer non seulement que je ne vous crains pas, mais que l’on ne m’insulte pas en vain.
Elle se pencha vivement en avant pour appeler Arcadius qui devait être près de la voiture. Elle voulait lui demander d’appeler l’un des policiers dont les silhouettes noires, en longues redingotes et chapeau taupé, un solide gourdin au poing, émaillaient la foule endimanchée. Mais elle n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche. Francis l’avait saisie par l’épaule et, brutalement, l’avait rejetée dans le fond de la voiture.
— Restez-tranquille, petite sotte ! Outre que vous perdriez votre temps, vous voyez bien que cette foule nous assiège. Personne ne peut plus ni entrer ni sortir de cette voiture. Même si je voulais m’en aller, je ne pourrais pas.
C’était vrai. La foule serrait la voiture de si près que l’on n’apercevait plus, aux portières, qu’un moutonnement de têtes. Arcadius lui-même avait dû se réfugier sur le siège du cocher avec Gracchus pour ne pas être étouffé. On entendait au loin, dominant le brouhaha de la multitude, comme un roulement de tonnerre sur lequel flottait l’écho d’une musique encore vague. Le cortège, peut-être, qui s’annonçait enfin ? Mais pour Marianne, tout l’intérêt de cette journée s’était enfui. Dans cette voiture, la sienne pourtant, elle avait tout à coup l’impression d’étouffer. Elle se sentait mal à l’aise sans pouvoir préciser d’où cela lui venait. Peut-être du contact de cet homme détesté ? Il empoisonnait tout.
Rejetant la main qui s’attardait sur son épaule, elle lui décocha un regard plein de haine.
— Vous ne perdrez rien pour attendre ! Vous ne sortirez de cette voiture que pour prendre le chemin de Vincennes ou de la Force.
Mais, à nouveau, Francis se mit à rire et, à nouveau, Marianne sentit un frisson glacé parcourir sa peau.
— Si vous aimiez le jeu autant que je l’aime, fit-il avec une inquiétante douceur, je vous parierais qu’il n’en sera rien.
— Et qui m’en empêchera ?
— Vous-même, ma chère ! Outre qu’une dénonciation ne servirait à rien car je serais bien vite relâché avec des excuses, vous n’aurez plus aucune envie de me faire arrêter lorsque vous m’aurez entendu.
Marianne se raidit contre la peur insidieuse qu’elle sentait se glisser en elle, essayant de réfléchir. Comme il semblait sûr de lui ! Etait-ce le nom d’emprunt sous lequel il se cachait qui lui donnait cette assurance ?
Que lui avait dit Fouché, un jour ? Que le vicomte d’Aubécourt fréquentait chez Dorothée de Périgord ? Mais ce n’était pas suffisant pour le mettre à l’abri des griffes dudit Fouché toujours sur la piste d’espions ou de conspirateurs éventuels. Alors ?... Mon Dieu, si seulement elle pouvait dissiper cette angoisse qui lui venait !
Une fois de plus, la voix narquoise de Francis la rappela à la réalité. Elle murmurait, chargée d’une douceur à faire frémir :
— Savez-vous que vous me donnez des regrets ? Vous êtes admirablement belle, ma chère. En vérité, il faudrait n’être point homme pour ne pas vous désirer. La colère vous sied. Elle fait étinceler ces magnifiques yeux verts, palpiter cette gorge...
Son regard appréciateur enveloppait le ravissant visage sur lequel la capote mousseuse mettait une ombre rose, caressait le long cou gracieux, la gorge fière, largement découverte dans son écrin de dentelles et de soie. C’était un regard avide et sans tendresse, celui d’un maquignon devant une belle pouliche. Il évaluait et déshabillait tout à la fois, montrant un désir si nu, si brutal, que les joues de Marianne s’empourprèrent. Comme hypnotisé par cette beauté si proche l’Anglais se penchait vers elle, prêt peut-être à la saisir. Elle s’aplatit contre la paroi de la voiture, gronda entre ses dents serrées :
— N’approchez pas ! Ne me touchez pas ! Sinon, quoi qu’il puisse arriver, je hurle, vous entendez ! Je crierai si fort qu’il faudra bien que cette foule s’écarte.
Il tressaillit, se redressa. Son regard, si ardent l’instant précédent, retrouva son expression ennuyée. Il reprit sa place à l’autre bout de la voiture, se tassa dans son coin, ferma les yeux et soupira :
— Dommage !... Dommage surtout que tant de trésors ne soient réservés qu’aux plaisirs du seul Boney ! Ou bien lui donnez-vous quelques coadjuteurs ? On dit qu’une bonne moitié des hommes de cette ville sont amoureux de vous.
— Allez-vous cesser ? gronda Marianne. Dites une bonne fois ce que vous avez à dire et finissons-en. Que voulez-vous ?
Il ouvrit un œil, la regarda et sourit.
— La galanterie voudrait que je vous réponde : « Vous ! » et ce serait à la fois justice et vérité, mais nous en reparlerons plus tard... à loisir. Non, j’ai pour le moment des préoccupations infiniment plus terre à terre : j’ai besoin d’argent.
— Encore ! s’écria Marianne. Et vous vous imaginez peut-être que je vais vous en donner ?