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— Je ne l’imagine pas : j’en suis sûr ! L’argent a toujours joué un grand rôle entre nous, chère Marianne, fit-il cyniquement. Je vous ai épousée à cause de votre fortune. Je l’ai dilapidée un peu vite, j’en suis assez navré, mais comme vous êtes toujours ma femme et que vous roulez visiblement sur l’or, il me semble tout naturel de vous en demander.

— Je ne suis plus votre femme, dit Marianne en qui la lassitude étouffait peu à peu la colère. Je suis la cantatrice Maria-Stella... et vous êtes le vicomte d’Aubécourt !

— Ah ! vous savez cela ? Au fond j’en suis ravi. Cela vous donne une idée de la position que j’occupe dans la société parisienne. On m’apprécie beaucoup.

— On vous appréciera moins lorsque j’en aurai fini avec vous ! On saura qui vous êtes : un espion anglais.

— Peut-être, mais, par la même occasion, on saura aussi votre véritable identité et, comme vous êtes très légitimement mon épouse, vous redeviendrez lady Cranmere, anglaise... et pourquoi donc pas espionne ?

— Personne ne vous croira ! fit Marianne en haussant les épaules et quant à l’argent...

— Vous vous arrangerez pour trouver aussi rapidement que possible cinquante mille livres, coupa Francis sans s émouvoir. Sinon...

— Sinon ? fit Marianne avec hauteur.

Sans se presser, Lord Cranmere fouilla dans l’une de ses poches, en tira un papier jaune plié en quatre, le déplia et le posa sur les genoux de la jeune femme en concluant :

— Sinon, dès demain, Paris tout entier sera inondé de papiers semblables à celui-ci.

La brise qui entrait par les glaces baissées fit trembler le papier jaune, imprimé de gros caractères noirs que Marianne lut avec épouvante : « L’Empereur aux mains de l’ennemi ! La trop belle maîtresse de Napoléon, la cantatrice Maria-Stella, est en réalité une meurtrière anglaise à la solde de la police du Royaume-Uni... »

Un instant, Marianne crut qu’elle devenait folle. Un voile rouge passa devant ses yeux tandis qu’au fond de son âme se levait une terrible tempête, une fureur telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé et qui étouffa l’écœurante peur.

— Meurtrière ! gronda-t-elle. Je n’ai tué personne. Vous êtes vivant, hélas !

— Lisez plus avant, ma chère, souffla Francis suave, vous verrez que ce libelle n’exagère rien. Vous êtes, bel et bien, une meurtrière... celle de ma délicieuse cousine Ivy St Albans que vous avez si proprement assommée à l’aide d’un lourd chandelier auprès de ce que vous croyiez être mon cadavre. Pauvre Ivy ! Elle a eu moins de chance que moi, qui grâce à mon ami Stanton suis encore de ce monde. Mais elle était si fragile, si délicate. Malheureusement pour vous, elle a repris un moment connaissance avant d’expirer, un très court moment... juste le temps de vous accuser. Votre tête est mise à prix en Angleterre, belle Marianne !

Un goût de cendres emplit la bouche de la jeune femme. Elle avait oublié l’odieuse Ivy et, retrouvant Francis vivant, n’avait pas songé à sa cousine. D’ailleurs, jusque-là, elle avait toujours considéré comme une sorte de jugement de Dieu le duel et ce qui avait suivi... Mais, malgré son angoisse, elle fit front une fois encore.

— Nous ne sommes pas en Angleterre, mais en France. J’imagine cependant que c’est pour m’y ramener, afin de toucher cette prime, que vous êtes venu jusqu’ici.

— Ma foi, j’avoue y avoir songé un instant, répondit lord Cranmere sans se démonter. Les temps sont durs. Mais en vous retrouvant si bien installée au cœur de l’Empire français, mes pensées ont changé d’orientation. Vous pouviez me rapporter infiniment plus que quelques centaines de guinées.

Cette fois, Marianne ne releva pas le propos infâme. Elle avait atteint les limites les plus ultimes du dégoût et regardait toujours le libelle jaune... où elle était accusée d’avoir, dans une crise de dépit, froidement assassiné la douce et jolie cousine de son époux dont elle était follement jalouse... Allons, rien n’avait été laissé au hasard et la boue qui la menaçait était aussi nauséabonde, aussi ignoble que possible.

— Ensuite, dit Francis sans paraître s’apercevoir de son silence, j’ai songé à vous enlever purement et simplement. Je vous avais donné rendez-vous dans une vieille ruine appartenant à un ami et j’espérais que vous y viendriez, mais vous avez dû vous méfier, ce dont je me félicite d’ailleurs. Pressé par la nécessité, j’avais imaginé que Boney paierait un joli prix pour récupérer en bon état sa belle maîtresse, mais c’était un calcul un peu hâtif et, comme tel, un mauvais calcul... Il y a tellement mieux à faire !

Ainsi, c’était lui le rendez-vous de la Folie ? Marianne s’en étonna à peine. Elle était au delà de toute sensation, de toute pensée claire. Une fanfare de trompettes éclata tout près de l’endroit où était arrêtée la voiture, emplit l’air ensoleillé, soutenue par un roulement de tambours qui parut partir des profondeurs mêmes de Paris et accourir à la vitesse d’un roulement de tonnerre. Le cortège nuptial avait dû faire du chemin, mais, emportée par ses propres problèmes, Marianne avait cessé de prêter attention aux bruits extérieurs et à l’agitation grandissante de la foule. Un peu volontairement, d’ailleurs : il y avait un contraste si poignant entre ces gens endimanchés, rieurs et agités et le duel, plus cruel, peut-être, que celui de Selton, dont la voiture était le théâtre.

— Voilà le cortège ! Nous causerons plus tard ! C’est impossible avec ce vacarme, commenta Francis en s’installant plus commodément, en homme qui n’en a pas encore fini. Nous terminerons cet entretien quand ce flot sera passé !

En effet, un fleuve étincelant, un étonnant chatoiement de couleurs avait envahi les Champs-Elysées et roulait majestueusement vers les Tuileries sous le fracas des cuivres, les roulements des tambours, les grondements du canon, salué par des rafales de « Vive l’Empereur ». L’énorme place, si bondée que les couleurs gaies des costumes s’y noyaient en une sorte de grisaille, parut se soulever. Autour de Marianne, le public commentait l’ordre du cortège.

— Les chevau-légers polonais marchent en tête !

— Ces Polonais ! C’qu’ils sont beaux ! Il doit bien y en avoir quelques-uns qui pensent à Marie Walewska !

En effet, rouges, bleus, blancs et or, un plumet neigeux tremblant au bord du chapska carré, les flammes blanches et rouges dansant à la pointe de leurs longues lances, les soldats du prince Poniatowski défilaient dans un ordre admirable, retenant sur des lignes sans défaut leurs puissants chevaux blancs habitués à galoper sur tous les chemins d’Europe. Ensuite venaient les Chasseurs de Guyot, pourpres et or, mêlés aux pelotons de Mamelucks bardés de poignards étincelants, apportant avec leurs peaux basanées, leurs turbans blancs crêtés d’une aigrette noire, et leur selle en peau de panthère, les couleurs violentes et chaudes de l’Orient. Puis les Dragons, commandés par le comte de Saint-Sulpice, vert profond et blanc, superbement moustachus sous leurs casques à longues crinières noires auxquels le soleil arrachait des éclairs. Ensuite, vert, rouge et argent, les Gardes d’Honneur précédant une longue file de trente-six voitures à fond d’or, somptueuses, dans lesquelles avaient pris place les grands officiers de la Cour et la famille impériale.

Dans l’étonnant kaléidoscope de couleurs et d’or que formaient l’Etat-Major de l’Empereur, ses maréchaux, ses aides de camp, ses écuyers, Marianne, comme du fond d’un rêve, reconnut Duroc, doré comme un missel, Masséna, Lefebvre, Bernadotte qu’elle avait plusieurs fois aperçus chez Talleyrand. Elle vit Murat, sanglé dans un uniforme pourpre rutilant de dorures, la hongroise doublée de zibeline à l’épaule, fulgurant comme un feu d’artifice sous une aigrette de diamants. Il éclatait d’orgueil, mais forçait l’admiration car, avec une science de cavalier consommé, il maîtrisait un admirable étalon noir visiblement à peine dressé. Le peuple l’acclama, partageant son enthousiasme avec le prince Eugène, en grande tenue de Chasseur de la Garde, magnifique et souriant sur un cheval blanc. Par affection envers l’Empereur, son père adoptif, le Vice-Roi d’Italie avait repris pour ce jour son grade et sa place à la tête de la Garde Impériale.