Marianne reconnut aussi, toutes couvertes de joyaux, les sœurs de l’Empereur : la brune Pauline, ravissante, ironique et tout de blanc vêtue, la blonde Caroline en rose tendre qui laissait peser sur la foule un regard olympien allant mal à sa fraîche et ronde personne, Elisa, princesse de Piombino, grave et belle comme une médaille.
Dans une voiture précédant juste celle de l’Empereur, la jeune femme aperçut la reine Hortense, fille de Joséphine. Accompagnée de l’épouse de Joseph Bonaparte, la brune Julie, reine d’Espagne, et du duc de Wurtzbourg, la reine de Hollande, couverte de ces perles qu’elle aimait et qui lui allaient si bien, offrait à la foule un sourire charmant mais voilé de tristesse. Marianne songea qu’elle ressemblait davantage à quelque belle captive traînée au char du vainqueur qu’à l’invitée heureuse d’un mariage princier. Certainement, la pensée d’Hortense ne quittait guère sa mère, reléguée avec son chagrin dans le lointain domaine de Navarre qu’elle n’appréciait pas.
Derrière toutes ces voitures venait, attelé de huit chevaux blancs, un grand carrosse tout doré, sommé d’une grosse couronne impériale mais absolument vide. Aucune silhouette n’apparaissait derrière ses glaces brillantes. C’était la voiture de l’Impératrice qui, aujourd’hui, ne servirait pas, le couple impérial ayant choisi de se montrer dans le même équipage. Ce monument doré précédait immédiatement la calèche découverte dans laquelle avaient pris place Napoléon et Marie-Louise... et les yeux de Marianne s’agrandirent de stupeur tandis que les vivats de la foule subissaient une baisse sensible. Ni Paris ni Marianne n’avaient imaginé ce qu’ils voyaient.
Dans la voiture, agitant gauchement la main d’un geste mécanique, Marie-Louise, très rouge sous une lourde couronne de diamants, souriait d’un air un peu niais dans une magnifique robe en tulle d’argent, chef-d’œuvre de Leroy, littéralement couverte de diamants. Quant à Napoléon, assis auprès d’elle dans la voiture, il était tellement différent de ce qu’il était d’habitude que Marianne, consternée, en oublia momentanément Francis.
Accoutumée à l’extrême simplicité de ses uniformes de colonel des Chasseurs ou des Grenadiers, à ses fracs noirs ou gris, Marianne ne pouvait croire que l’étrange personnage qui souriait et saluait de la main dans la calèche fût l’homme qu’elle aimait. Vêtu à l’espagnole, en culotte, habit et manteau court de satin blanc tout givré de diamants, lui aussi, il portait une incroyable toque de velours noir à plumes blanches, ceinturée de huit rangs de diamants, qui ne semblait tenir sur sa tête que par un miracle d’équilibre. Cette toque méritait à elle seule une élégie : elle avait un air improvisé et un aspect vaguement Renaissance, tout à fait saugrenu selon Marianne, et qui convenait aussi peu que possible au visage pâle et au profil net du nouveau César... Comment avait-il pu accepter de s’affubler de la sorte et comment...
Un éclat de rire coupa le fil de ses pensées. Avec indignation mais, au fond, trop contente d’avoir une occasion de traduire sa colère et sa déception, Marianne se tourna vers Francis qui riait à gorge déployée, à demi renversé sur les coussins, sans la moindre pudeur ni la plus petite retenue.
— Puis-je savoir ce que vous trouvez si drôle ? demanda-t-elle sèchement.
— Ce que... oh non ! ma chère, ne me dites pas que vous ne trouvez pas follement amusant le déguisement de Boney ? Il est tellement grotesque qu’il en devient sublime ! C’est, en vérité, à pleurer de rire... et c’est ce que je fais ! Je... Je n’ai jamais rien contemplé d’aussi comique ! Oh ! c’est inouï... inouï !...
D’autant plus furieuse que, dans son for intérieur, elle devait reconnaître qu’il avait raison, que ce costume ahurissant, malgré les gemmes fabuleuses qui l’enrichissaient, faisait une sorte de mirliflore du guerrier qu’elle n’aurait voulu voir, comme le dieu du tonnerre, qu’environné d’éclairs et de nuées d’orage, Marianne retint l’envie sauvage qui lui venait de se jeter sur Francis, toutes griffes dehors, pour déchirer ce visage insolent, faire taire ce rire insultant. Eût-elle eu, à cette minute, une arme à sa disposition, qu’elle s’en fût servie sans plus hésiter que durant la nuit de Selton ! Elle avait souhaité éperdument que Napoléon apparût à l’ennemi dans toute la majesté sévère et sobre de son appareil guerrier afin de le frapper de terreur, ou, tout au moins, de lui inspirer une salutaire crainte de l’attaquer, elle, Marianne, sa maîtresse avouée !... Mais non, il avait fallu que, pour épouser cette grosse fille rougeaude, il s’attifât comme un mignon du roi Henri III !... Pourtant, il fallait faire taire, à tout prix, ce rire qui l’insultait dans ce qu’elle avait de plus cher et de plus précieux : dans son amour même... tout ce qui lui restait au monde.
Livide soudain, si pâle que son visage ne semblait plus contenir de sang mais refléter uniquement ses fulgurants yeux verts, Marianne, se redressant, toisa Francis, encore aux prises avec le fou rire, du haut de sa petite tête arrogante.
— Allez-vous-en ! gronda-t-elle. Nous n’avons plus rien à nous dire. Sortez de ma voiture avant que je ne vous fasse jeter dehors et qu’importe ce que vous pourrez fomenter contre moi ! Tout m’est égal, vous entendez ? Vous pouvez bien jeter à tous les vents votre affreux libelle, je ne tenterai rien pour vous en empêcher ! Faites ce que vous voulez, mais allez-vous-en ! Je ne veux plus vous voir ! Et sachez que vous n’aurez pas un sou !
Elle criait presque et malgré le brouhaha de la place des têtes se tournaient vers eux. Francis Cranmere cessa de rire. Sa main s’abattit sur le bras de Marianne, le serrant à lui faire mal.
— Calmez-vous immédiatement, ordonna-t-il, et cessez de dire des folies ! Cela ne sert à rien, vous ne m’échapperez pas !
— Je n’ai pas peur de vous. Si vous me menacez, devant Dieu qui m’entend, je jure que je vous tuerai, vous entendez lord Cranmere, je vous tuerai et cette fois aucune médecine humaine ne pourra vous sauver ! Et vous me connaissez suffisamment pour savoir que je le ferai.
— Je vous ai déjà dit de vous calmer ! Je sais pourquoi vous parlez ainsi. Vous vous croyez encore très forte, n’est-ce pas ? Vous vous dites qu’« Il » vous aime assez pour vous défendre même de la calomnie, qu’il est assez puissant pour vous protéger contre n’importe quel danger ? Mais regardez-le donc ! Il éclate de joie, d’orgueil satisfait ! Ce moment qu’il vit, c’est le sommet de sa vie, pour lui ! Songez donc : c’est une Habsbourg qu’il épouse, lui, un gentillâtre corse ! La propre nièce de Marie-Antoinette ! Tout ce faste, cet étalage de pierreries qui va jusqu’au ridicule, c’est pour l’éblouir ! C’est son bon plaisir qui va faire la loi de votre Napoléon, parce qu’il espère d’elle le fils qui assoira sa dynastie ! Et vous croyez encore qu’il accepterait de déplaire à sa précieuse archiduchesse pour protéger une meurtrière ? Il n’aura aucune peine à découvrir, par ses espions en Angleterre, que vous êtes très réellement recherchée par la police pour avoir tué une femme sans défense après m’avoir grièvement blessé moi-même, et alors ? Croyez-moi, la devise de Napoléon, ces temps-ci, sera sûrement « surtout pas de scandale ! »
A mesure qu’il parlait, une peine amère envahissait Marianne. D’autant plus cruelle que son instinct lui soufflait qu’il pouvait bien avoir raison. A cette minute, toute la belle confiance qu’elle avait gardée en la puissance de son amour, en son ascendant sur Napoléon, bascula et s’effondra pour ne plus jamais revenir. Certes, elle savait qu’elle lui plaisait, qu’il l’aimait autant peut-être qu’il lui était possible d’aimer une femme... mais pas plus. L’amour qu’une femme de chair et de sang pouvait inspirer à l’Empereur ne pouvait entrer en lutte avec celui qu’il portait à son empire et à sa gloire. Il avait aimé Joséphine et cependant épousée, couronnée, Joséphine avait dû redescendre les marches du trône, laisser la place à la rose génisse autrichienne. Il avait aimé la Polonaise, elle portait son enfant... et cependant Marie Walewska avait été contrainte de s’éloigner, de rejoindre sa lointaine Pologne en plein hiver pour y mettre au monde le fruit de cet amour. Que pèseraient Marianne et son seul charme, Marianne et son dévorant amour en face de celle dont il espérait l’héritier de cette gloire et de cet empire ? Avec amertume, Marianne se souvint du ton insouciant qu’il avait en lui disant : « J’épouse un ventre ! » Ce ventre était plus précieux pour lui que le plus bel amour de la terre.