— Si vous veillez à me satisfaire, il ne se passera rien de regrettable pour personne. Et... débarrassez-vous donc de cette manie des grands mots et des grands gestes. Cela sent les tréteaux d’une lieue.
Il s’éloigna sur cette dernière méchanceté que Marianne n’eut pas le courage de relever. A quoi bon ? A travers les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, elle le vit monter dans le cabriolet, prendre les rênes sans répondre aux questions que lui adressait visiblement sa compagne et faire tourner l’attelage. Le cortège nuptial ayant disparu par le pont tournant des Tuileries, la foule maintenant s’écoulait vers les bateleurs, les boutiques de confiseries et les buffets en plein vent, les orchestres et les fontaines d’où, tout à l’heure, coulerait le vin. Mais Marianne ne regardait rien.
Envahie d’un affreux sentiment de défaite et d’impuissance, elle demeurait là, immobile, les mains nouées sur le manche brillant de son ombrelle, les joues inondées de larmes qui tombaient lentement sur la dentelle de sa robe sans plus songer à rappeler Arcadius ou à ordonner le départ. Toute sa pensée était tendue vers sa vieille cousine et ce qu’elle pouvait endurer aux mains des forbans de Fanchon-Fleur-de-Lys. Mais, dès que Jolival avait vu lord Cranmere quitter la voiture, il avait sauté à bas du siège et rejoint Marianne.
— Par tous les saints du Paradis ! Que vous est-il arrivé ? s’écria-t-il en la trouvant ainsi transformée en statue du désespoir. Que vous a fait cet homme ? Pourquoi ne pas m’avoir appelé ?
Elle tourna vers lui un regard de noyée, défroissa un peu le papier jaune qu’elle avait, machinalement, roulé en boule entre ses doigts et le tendit à Arcadius.
— Lisez ! articula-t-elle avec peine... Demain, tout Paris lira ça si je me refuse à donner l’argent que l’on exige de moi. De plus... pour m’y obliger plus sûrement encore, il a fait enlever Adélaïde. Il me tient, Arcadius, et il ne me lâchera pas ! Il sait trop qu’à aucun prix l’Empereur n’accepterait d’être mêlé à un scandale, de voir son nom accolé à celui d’une meurtrière.
— Une meurtrière ? Il n’y a rien de vrai dans ce chiffon.
— Si. J’ai tué réellement, sans le vouloir et en me défendant, Ivy St Albans. La police me recherche en Angleterre.
— Ah !...
Lourdement, Arcadius se réinstalla sur les coussins de la voiture. Marianne vit avec angoisse qu’il avait pâli et se demanda, le temps d’un éclair, s’il allait, lui aussi, s’écarter d’elle avec horreur. Mais Jolival se contenta de tirer de sa poche un immense mouchoir de batiste immaculé et, passant un bras autour des épaules de Marianne, il se mit à essuyer, fraternellement, les larmes qui coulaient toujours. Une vague odeur de tabac d’Espagne envahit la voiture.
— Et, que veut ce... gentilhomme ? demanda-t-il tranquillement.
— Cinquante mille livres... dans trois jours. Il me fera savoir où et comment les lui remettre.
Arcadius émit un petit sifflement admiratif.
— Peste ! Il est gourmand ! Et ce n’est, j’imagine, qu’un commencement ! Il ne s’arrêtera pas en si bon chemin, ajouta-t-il en remettant dans sa poche le mouchoir désormais inutile.
— Vous pensez qu’il aura d’autres exigences ? C’est aussi mon opinion, mais je dois dire qu’il s’est engagé, si je lui donnais ce qu’il demande, à ne pas redemander d’argent avant un an... et à me rendre Adélaïde intacte.
— Comme c’est aimable à lui ! Je pense que vous n’avez pas l’intention de lui faire confiance ?
— Pas une minute, mais nous n’avons pas le choix. Il tient Adélaïde et il sait que je ferai tout pour la garder vivante. Si je lance la police sur sa trace, il la tuera sans pitié ! Sinon, vous pensez bien que nous serions déjà en route pour l’hôtel du duc d’Otrante.
— ...qui ne vous recevrait pas parce qu’il assiste au mariage de l’Empereur. De plus, rien ne dit qu’il pourrait empêcher la parution de cette ignominie. Rien n’est plus difficile à saisir qu’un libelle. Il en paraît chaque jour. Non, je me demande s’il ne serait pas possible de retrouver nous-mêmes Mlle d’Asselnat. Je ne vois pas tellement d’endroits où Fanchon-Fleur-de-Lys puisse la cacher, car vous pensez bien qu’elle est entre ses mains !
— Elle serait dans les carrières de Chaillot ?
— Sûrement pas ! La Désormeaux n’est pas folle ! Elle sait bien que ce délicieux séjour n’a plus de secrets pour nous. Non, elle a dû la mettre ailleurs... mais il faudrait beaucoup de prudence pour nous en assurer, car je crois, comme vous, que cet Anglais n’hésiterait pas à supprimer sa prisonnière comme il vous en a menacée. J’espère seulement qu’il respectera les termes du contrat et nous la rendra contre paiement de la rançon.
— Et... s’il ne le fait pas ? demanda Marianne avec effroi.
— Voilà pourquoi nous devons tenter de découvrir où il la cache. De toute façon, comme vous le dites, nous n’avons pas le choix. Il nous faut d’abord payer. Ensuite...
Il prit un temps. Marianne vit, sous la courte barbiche noire, ses mâchoires se serrer. Elle eut tout à coup la sensation qu’une volonté, aussi implacable que celle de Francis, se cachait en ce petit homme aimable et frêle dont l’élégance un peu trop raffinée avait même quelque chose de légèrement féminin.
— Ensuite ? souffla-t-elle.
— Exploiter le répit, long ou court que l’on voudra bien nous laisser, pour attaquer à notre tour. Il faut arriver à mettre lord Cranmere hors d’état de nuire.
— Vous savez bien que je n’ai qu’un désir : faire annuler mon mariage pour avoir le droit de redevenir moi-même.
— Ce ne sera sans doute pas suffisant.
— Alors ?
— Alors ? fit Jolival avec la plus grande douceur. Au cas où l’Empereur ne pourrait pas vous offrir sa tête, je pense qu’il nous faudra aller la prendre nous-mêmes.
Tout en énonçant cette paisible et froide condamnation à mort, Arcadius se pencha en avant, frappa de sa canne à la vitre de communication.
— Holà ! Gracchus !
La figure ronde du jeune cocher apparut.
— Monsieur le Vicomte ?
— Aux Tuileries, mon garçon !
Le mot frappa Marianne qui en était encore à peser chaque terme de la déclaration de son ami. Elle sursauta.
— Aux Tuileries ? Pour quoi faire ?
— Est-ce que vous ne deviez pas y retrouver le prince Clary qui avait promis de vous faire entrer dans la grande galerie du Louvre pour voir le couple impérial sortir de la chapelle ?
— Pensez-vous sérieusement, s’emporta Marianne trop heureuse d’avoir un semblant de prétexte pour se mettre en colère, que j’aie quelque intention d’aller contempler de près cette... cette mascarade ?
Arcadius se mit à rire de bon cœur, délivré lui aussi d’une sorte d’oppression.
— Je vois que vous avez apprécié à leur juste valeur les efforts vestimentaires de Sa Majesté l’Empereur et Roi, mais le spectacle n’en sera pas moins fort beau et...
— ... et il vaudrait mieux me dire tout de suite que vous voulez vous débarrasser de moi ! Qu’est-ce que vous mijotez, Arcadius ?
— Pas grand-chose ! J’ai une petite course à faire et j’espérais que vous me laisseriez la voiture dont vous n’auriez alors aucun besoin.
— Prenez la voiture, mais ramenez-moi, d’abord, à la maison. Gracchus ! Nous rentrons ! décréta Marianne en frappant à son tour à la vitre.
Elle avait bonne envie de demander à Jolival ce que c’était au juste que cette course urgente, mais elle savait, par expérience, qu’il était l’homme le plus secret qu’il fût possible de trouver et qu’il était à peu près impossible de le faire parler quand il avait décidé de se taire.