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La voiture de Marianne fit demi-tour pour aller reprendre le pont de la Concorde. La foule, si dense au moment du passage du cortège, se clairsemait peu à peu. Par le quai ou par le jardin, les Parisiens se dirigeaient en majorité vers le palais des Tuileries au balcon duquel, tout à l’heure, le couple impérial s’offrirait à l’admiration de ses peuples. Mais Marianne n’avait aucune envie de le revoir, ce couple, qu’elle jugeait irritant, discordant. Que Napoléon eût épousé une princesse ressemblant vraiment à ce que devait être une princesse selon ses propres critères, autrement dit une sorte de pur-sang digne de porter dans ses flancs un empereur et Marianne, l’aristocrate, en eût éprouvé une sorte de douloureux plaisir, même si l’amoureuse en eût souffert mille morts... mais cette grosse fille blonde au regard bovin !... Comment pouvait-il la regarder avec cette joie, cet orgueil qui éclataient dans chacun de ses gestes ? Le peuple lui-même avait senti cela. Peut-être parce qu’il gardait au fond de ses milliers de regards l’image gracieuse, raffinée, toujours si parfaitement élégante de Joséphine, il n’avait accordé à la nouvelle venue qu’un enthousiasme de commande. Les vivats avaient été rares et plutôt timides. Combien étaient-ils, d’ailleurs, parmi ceux qui avaient salué Marie-Louise, qui, dix-sept ans plus tôt, avaient regardé tomber, sur cette même place, la tête de Marie-Antoinette ? Cette nouvelle Autrichienne, la simple caricature de l’éblouissante princesse de jadis, pouvait-elle inspirer au peuple de Paris autre chose qu’une certaine méfiance, un certain malaise ?

Tandis que la voiture franchissait le pont, avec quelques difficultés à cause des travaux que l’on y effectuait, l’Empereur ayant ordonné que les statues de huit de ses généraux tombés au champ d’honneur y fussent ajoutées, puis se dirigeait vers la rue de Lille en contournant le Palais du Corps Législatif[2], dont la nouvelle façade de style grec était encore sous les échafaudages, ni Marianne ni Jolival ne desserrèrent les dents. Chacun d’eux demeura enfermé dans ses pensées, respectant le silence de l’autre.

Mais, quand la voiture s’arrêta au pied du perron rénové de l’hôtel d’Asselnat, Marianne, en acceptant la main que Jolival lui offrait pour l’aider à descendre, ne put s’empêcher de demander :

— Vous êtes certain que vous ne voulez pas de ma compagnie... pour cette course si urgente ?

— Tout à fait certain, répondit Arcadius imperturbable. Allez m’attendre bien sagement, au coin du feu... et surtout essayez de ne pas trop vous tourmenter ! Nous ne sommes peut-être pas aussi dépourvus d’armes que mylord Cranmere voudrait se l’imaginer.

Un sourire encourageant, un salut, une pirouette et le vicomte de Jolival s’était à nouveau engouffré dans la voiture qui se dirigea aussitôt vers la rue. Avec un haussement d’épaules, Marianne gravit les marches et entra dans le vestibule dont un laquais lui tenait la porte ouverte. Attendre sagement... ne pas se tourmenter... c’était bien de Jolival de donner ce genre de conseil alors que, déjà, il était assez pénible de rentrer dans cette maison où elle ne retrouverait pas Adélaïde, la chère, insupportable et merveilleuse Adélaïde, avec sa faim perpétuelle et ses bavardages à n’en plus finir.

La jeune femme n’eut pas le temps de se demander davantage à quoi elle emploierait celui qui devait s’écouler avant le retour de Jolival. Elle allait atteindre le grand escalier de marbre pour gagner sa chambre quand elle vit venir vers elle, compassé et solennel sous sa perruque à marteaux et sa livrée de velours vert foncé, son majordome Jérémie. Marianne n’aimait pas beaucoup Jérémie qui ne souriait jamais et qui paraissait garder toujours dans sa manche quelque mauvaise nouvelle. Mais Fortunée, qui l’avait choisi, prétendait qu’un homme aussi distingué et aussi lugubre donnait du ton à une maison. Cette fois encore, le long visage en lame de couteau de Jérémie était à lui seul un monument d’ennui et de tristesse, tandis qu’il s’inclinait.

— Monsieur Constant attend Madame dans le salon de musique, chuchota-t-il d’un air navré, comme s’il se fût agi de quelque secret scabreux. Et il a déjà patienté une grande heure.

Une soudaine bouffée de joie envahit Marianne. Constant ! Le fidèle valet de chambre de Napoléon, l’homme des secrets intimes, le gardien de ce qui était désormais pour Marianne une sorte de Paradis Perdu ! N’était-ce pas la meilleure réponse que le destin pouvait offrir à son anxiété présente, aux angoisses des jours à venir ? La présence de Constant chez elle signifiait que, malgré la solennité du jour, Napoléon avait tout de même pensé à elle, l’isolée, et que l’Autrichienne, après tout, ne l’avait peut-être pas subjugué autant que les potins parisiens voulaient bien le dire.

Marianne adressa à son majordome un regard ironique.

— Autant vous le dire tout de suite, Jérémie, la visite de M. Constant est pour moi une excellente nouvelle. Il est donc inutile de prendre une mine de catastrophe pour me l’annoncer. Il faut sourire, Jérémie, quand on annonce un ami, sourire... vous savez ce que c’est ?

— Pas très bien, Madame, mais je tâcherai de me renseigner !

4

LES AMOUREUX DE MADAME HAMELIN

Avec la belle patience des gens du Nord, Constant s’était installé aussi commodément que possible pour attendre Marianne. Assis au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et les mains nouées sur le ventre, il s’était même un peu assoupi. Le pas rapide de la jeune femme sur les dalles du vestibule le tira de cette douce somnolence et, en entrant dans le salon de musique, Marianne le trouva debout, saluant respectueusement.

— Monsieur Constant ! s’écria-t-elle. Que de regrets de vous avoir fait attendre ! C’est un plaisir si rare de vous recevoir... surtout un jour comme celui-ci ! J’aurais pensé qu’aucune force humaine ne serait capable de vous arracher du palais !

— Pour les ordres de l’Empereur, il n’y a pas de fêtes qui tiennent, ni de solennités d’aucune sorte, Mademoiselle Marianne. Il a ordonné... et me voilà ! Quant à l’attente, ne soyez pas en souci. J’ai pris beaucoup de plaisir au calme reposant de votre demeure après toute cette agitation.

— Il a donc pensé à moi ! fit Marianne tout de suite émue car cette joie venait trop vite après ce qu’elle avait enduré place de la Concorde.

— Mais... je crois que Sa Majesté pense très souvent à vous ! Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en refusant le siège que son hôtesse lui désignait, il me faut maintenant vous délivrer mon message et rentrer au palais au plus vite.

Il se dirigea vers le clavecin, y prit un sac de forte toile qu’il y avait déposé.

— L’Empereur m’a chargé de vous remettre ceci, Mademoiselle Marianne, avec ses compliments. Il y a là vingt mille livres.

— De l’argent ? s’exclama la jeune femme dont le visage s’empourpra, mais...

Constant ne lui laissa pas le temps de protester :

— Sa Majesté a pensé que vous pourriez avoir des difficultés de trésorerie ces jours-ci, dit-il en souriant. De plus, ceci n’est qu’une rétribution, car Sa Majesté requiert vos services et votre talent pour après-demain.

— L’empereur veut que j’aille...

— Aux Tuileries, chanter durant la grande réception qui s’y donnera. Voici votre laissez-passer, ajouta-t-il en tirant un carton de sa poche et en l’offrant à Marianne.

Mais elle ne le prit pas. Les bras croisés sur sa poitrine, elle marcha lentement jusqu’à l’une des fenêtres qui donnaient sur le petit jardin. L’eau de la fontaine chantait doucement dans le bassin de pierres grises sous les yeux souriants de l’amour au Dauphin. Marianne le contempla un moment sans rien dire. Inquiet de son silence, Constant s’approcha.