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Seules demeurent en face de lui l’Espagne misérable, féroce, et son alliée l’Angleterre. Mais que cette dernière se retire et l’Espagne tombera comme la branche détachée du tronc par l’orage. Or, Joseph Fouché nourrit un grand rêve : celui d’être, après l’Empereur, l’homme le plus puissant d’Europe, celui qui pourrait, au besoin, le remplacer quand il guerroie au loin. Il l’a fait, récemment, quand les Anglais débarquèrent dans l’île de Walcheren. Napoléon était en Autriche, la France s’ouvrait devant l’envahisseur. Fouché a mobilisé toutes les gardes nationales du Nord de sa propre initiative, chassé l’Anglais, sauvé peut-être l’Empire. Napoléon l’a approuvé quand chacun s’attendait à voir tomber sa tête pour avoir osé usurper le pouvoir impérial. Fouché a été récompensé : il est devenu duc d’Otrante, mais l’avantage qu’il a conquis, il veut le garder et même le renforcer ; il veut être l’intérim, le suppléant de Napoléon, et pour y parvenir, il a conçu un plan d’une folle hardiesse : rapprocher la France de l’Angleterre, sa dernière et mortelle ennemie et, depuis plusieurs mois, secrètement, au moyen d’agents éprouvés et par le canal du roi de Hollande, il a entrepris des pourparlers avec le cabinet de Londres. Qu’il parvienne à trouver, avec lord Wellesley, un terrain d’entente, un seul, et il bâtira là-dessus l’une de ces toiles d’araignées dont il a le secret, dupera tout le monde, embrouillera tout... mais connaîtra un jour la gloire de dire à Napoléon : « Cette Angleterre qui n’a jamais voulu composer avec vous, j’ai réussi à vous l’amener. Elle est prête à traiter moyennant telle ou telle condition ! » Bien sûr, tout d’abord Napoléon sera furieux... ou feindra de l’être, car ce sera lui arracher du pied sa plus grosse épine, ce sera ancrer sans danger sa dynastie. Moralement, il aura gagné... Voilà pourquoi lord Cranmere, qui est très certainement envoyé par Londres, n’a rien à craindre de Fouché.

— Mais tout de l’Empereur, murmura Marianne qui avait écouté attentivement le long exposé de Joli-val. Et, après tout, pour que Fouché se décide à faire son devoir qui est de pourchasser les agents ennemis, il suffirait d’avertir Sa Majesté de ce qui se trame.

Sa vieille rancune contre Fouché, l’homme qui l’avait si froidement exploitée quand elle n’était qu’une fugitive cherchant asile, caressait avec complaisance l’idée de révéler à Napoléon les agissements secrets de son précieux ministre de la Police.

— Je crois, fit Arcadius gravement, que vous auriez tort. Certes, je comprends qu’il vous soit pénible d’apprendre qu’un ministre de l’Empereur outrepasse ainsi ses droits, mais l’entente avec l’Angleterre serait la meilleure chose qui pourrait arriver à la France. Le Blocus continental est cause d’une foule de maux : la guerre d’Espagne, l’incarcération du Pape, les troupes qu’il faut lever sans cesse pour défendre les interminables frontières...

Cette fois, Marianne ne répondit rien. L’extraordinaire aptitude que semblait posséder Arcadius d’être toujours si parfaitement renseigné sur toutes choses n’avait, apparemment, pas fini de l’étonner. Tout de même, cette fois, l’affaire lui paraissait un peu forte. Pour que Jolival fût aussi au courant d’un secret d’Etat, il fallait qu’il y fût mêlé d’assez près. Incapable de taire sa pensée, elle demanda :

— Dites-moi la vérité, Arcadius... Vous êtes, vous aussi, un agent de Fouché, n’est-ce pas ?

Le vicomte se mit à rire de bon cœur, mais Marianne trouva tout de même à ce rire un rien d’apprêt.

— Mais toute la France, ma chère, est aux ordres du ministre de la Police : vous, moi, notre amie Fortunée, l’impératrice Joséphine...

— Ne plaisantez pas. Répondez-moi franchement.

Arcadius cessa de rire, vint jusqu’à sa jeune amie et, doucement, lui tapota la joue.

— Ma chère enfant, dit-il doucement, je ne suis l’agent de personne que de moi-même... si ce n’est de l’Empereur et de vous. Mais ce que j’ai besoin de savoir, je m’arrange pour l’apprendre. Et, dans cette affaire, vous n’imaginez pas combien de personnes sont déjà impliquées. Je jurerais, par exemple, que votre ami Talleyrand n’en ignore rien.

— Bien, soupira la jeune femme agacée. En ce cas, que puis-je faire pour me défendre contre lord Cranmere puisqu’il est si puissant ?

— Rien pour le moment, je vous l’ai dit : payer.

— Je ne trouverai jamais cinquante mille livres avant trois jours.

— Combien avez-vous au juste ?

— Quelques centaines de livres en dehors de ces vingt mille. Bien sûr, j’ai mes bijoux... ceux que m’a donnés l’Empereur.

— N’y songez pas. Il ne vous pardonnerait pas de les vendre, ni même de les engager. Le mieux serait de lui demander, à lui, le complément de la somme. Pour ce qui est de la vie quotidienne, vous avez plusieurs propositions de concerts qui en assumeront la charge.

— A aucun prix je ne lui demanderai cet argent, coupa Marianne si catégoriquement que Jolival n’insista pas.

— Dans ce cas, soupira-t-il, je ne vois qu’un moyen...

— Lequel ?

— Allez donc mettre l’une de vos plus jolies robes tandis que je passe un frac. Madame Hamelin reçoit, ce soir, et vous avait invitée, il me semble.

— Je n’ai aucune intention d’y aller.

— Pourtant vous irez si vous voulez votre argent. Chez la charmante Fortunée nous trouverons certainement son amant en titre, le banquier Ouvrard. Or, à part l’Empereur, je ne vois pas d’endroit plus propice à fournir de l’argent que la caisse d’un banquier. Celui-là est fort sensible au charme d’une jolie femme. Peut-être acceptera-t-il de vous prêter cette somme que vous lui rembourserez... avec la prochaine générosité de l’Empereur, ce qui ne saurait manquer.

Le projet d’Arcadius ne souriait guère à Marianne qui n’aimait pas beaucoup l’idée d’user de son charme auprès d’un homme qui lui déplaisait, mais elle reprit confiance en pensant que Fortunée serait là pour arbitrer la tractation. De plus, elle n’avait pas le choix ! Docilement, elle gagna sa chambre pour endosser une robe du soir.

Jamais Marianne n’aurait pensé mettre tellement de temps à parcourir la distance reliant la rue de Lille à la rue de la Tour-d’Auvergne, tant il y avait de monde dans les rues. A travers Paris, embrasé par les illuminations et les gerbes de l’énorme feu d’artifice, la voiture n’avançait qu’au pas. Encore n’était-ce pas sans soulever les protestations de la foule. Cette nuit, rues et places lui appartenaient et il faut bien admettre que les voitures étaient rares.

— Nous aurions mieux fait d’aller à pied, remarqua Jolival, nous serions arrivés plus vite !

— C’est beaucoup trop loin, riposta Marianne. Nous n’arriverions que demain matin.

— Je ne suis pas certain que ce ne soit pas ce qui nous attend !

Mais la beauté du spectacle qu’offrait Paris réussit tout de même à les captiver... Le pont de la Concorde était devenu une avenue flamboyante grâce à quatre-vingts colonnes enguirlandées de verres de couleur et sommées d’une brillante étoile que des girandoles lumineuses reliaient entre elles. Les échafaudages du Palais du Corps Législatif disparaissaient sous des allégories lumineuses : le couple impérial au temple de l’Hyménée, uni par une paix un peu trop blanche mais magnifiquement couronnée de lauriers verts. Tous les arbres des Champs-Elysées étaient garnis de lampions multicolores et des cordons de lumières couraient tout au long des allées. Les majestueux édifices étaient éclairés à giorno, ce qui permit à Gracchus d’éviter à temps une bonne douzaine d’ivrognes qui avaient un peu trop fréquenté les fontaines de vin, en traversant la place de la Concorde. On trouva un peu d’accalmie dans la rue Saint-Honoré, mais aux approches du Conseil d’Etat, où avait lieu le souper de mariage, il fallut stationner un bon moment.