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— Jonas, conduisez-moi vite à la chambre de Madame et allez lui dire que je suis là. Je ne peux pas, décemment, entrer dans l’état où me voilà.

En effet, la belle robe rose, déchirée, froissée et tachée en plusieurs endroits et les cheveux croulants de Marianne lui donnaient assez l’air de ce pour quoi l’avait prise le bouillant inconnu. Le grand Noir roula de gros yeux blancs.

— Seigneu’, Mademoiselle Ma’ianne ! Comme vous voilà faite ! Qu’est-ce qui vous est a’ivé ? s’écria-t-il.

— Oh rien, fit-elle avec un petit rire. Je suis seulement venue à pied. Mais conduisez-moi vite. Si l’on me voyait dans cet état, je mourrais de honte.

— Bien sû’ ! Venez vite pa’ici !

Par une porte et un escalier de service, Jonas conduisit la jeune femme jusqu’à la chambre de sa maîtresse et l’y laissa pour aller chercher Fortunée. Avec un soupir de soulagement, Marianne se laissa tomber sur un confortable X de soie vert pomme, placé devant la grande psyché de bronze et d’acajou, qui, avec le lit tout drapé de mousseline des Indes et de brocart jaune soufre, composait le principal ameublement de cette chambre. La glace lui renvoya une image assez affligeante. Sa robe était perdue, ses cheveux emmêlés formaient sur sa tête une sorte de broussaille noire et le rouge de ses lèvres avait été tartiné jusque sur ses jolies par les baisers gloutons de l’inconnu.

Avec agacement, Marianne l’essuya avec un mouchoir qui traînait à terre et se traita de sotte ! Sotte d’avoir sauté dans la foule pour arriver plus tôt et plus sotte encore d’avoir écouté Arcadius ! Comme si elle n’aurait pas été mieux inspirée en allant se coucher et en remettant au lendemain son entrevue avec Fortunée au lieu de se lancer dans cette aventure burlesque à travers un Paris à moitié ivre. Comme s’il lui était possible, dans cette nuit de folie, de trouver trente mille livres ! Résultat : elle était morte de fatigue, elle avait mal à la tête et elle était laide à faire peur.

En accourant, Mme Hamelin trouva son amie, au bord des larmes, en train de se faire des grimaces dans le miroir et se mit à rire.

— Marianne ! Mais avec qui t’es-tu battue ? Avec l’Autrichienne ? En ce cas elle doit être dans un bel état et tu es sur le chemin de Vincennes.

— Avec le bon peuple de Sa Majesté l’Empereur et Roi, bougonna la jeune femme, et avec une espèce de satyre qui a essayé de me violenter derrière la porte d’un jardin !

— Mais raconte ! s’écria Fortunée en battant des mains, c’est très amusant !

Marianne regarda son amie avec rancune. Elle était particulièrement en beauté, Fortunée, ce soir. Sa robe de tulle jaune brodée d’or mettait admirablement en valeur la teinte chaude de sa peau et de ses lèvres un peu fortes. Ses yeux sombres brillaient comme des étoiles noires entre ses longs cils courbes. Toute sa personne respirait la joie de vivre et la volupté.

— Il n’y a pas de quoi rire ! fit Marianne. Je viens de vivre la pire journée de ma vie après celle de mon mariage ! Je... je suis à bout de nerfs et tellement... tellement malheureuse !

Sa voix se brisa. Des larmes jaillirent de ses grands yeux désolés. Aussitôt, Fortunée cessa de rire et prit son amie dans ses bras, l’enveloppant de son lourd parfum de rose.

— Mais tu pleures ? Et moi qui plaisantais ! Ma pauvre petite chatte, je te demande pardon ! Dis-moi vite ce qui t’arrive... mais d’abord retire cette robe en loques ! Je vais t’en donner une autre.

Tout en parlant, rapide comme la pensée, elle dégrafait déjà la robe abîmée quand, soudain, elle s’arrêta, pointa un doigt vers une tache sombre sur le corsage froissé et poussa un cri.

— Du sang ?... Tu es blessée ?

— Ma foi... non, fit Marianne étonnée. Je ne sais même pas d’où il peut venir. A moins que...

Elle se rappelait tout à coup les deux cris de douleur qu’elle avait arrachés à son agresseur et cette tenue bizarre qu’il avait, portant seulement un manteau posé sur sa chemise ouverte. Il était peut-être blessé.

— A moins que quoi ?

— Rien. C’est sans importance ! Oh, Fortunée, il faut absolument que tu viennes à mon secours sans quoi je suis perdue.

A petites phrases courtes, hachées par la nervosité, mais qui se firent plus calmes à mesure qu’elle parlait, Marianne raconta sa terrible journée, les exigences de Francis, ses menaces, l’enlèvement d’Adélaïde et finalement l’impossibilité oU elle se trouvait de se procurer trente mille livres dans les quarante-huit heures, à moins de vendre tous ses bijoux.

— Je peux t’en prêter dix mille, fit calmement Mme Hamelin. Quant au reste...

Elle demeura en suspens, contemplant son amie dans la glace entre ses cils mi-clos. Pendant que Marianne parlait, elle l’avait complètement déshabillée puis, à l’aide d’une grosse éponge qu’elle était allée chercher dans son cabinet de toilette et d’un flacon d’eau de Cologne, elle avait entrepris de faire disparaître les traces de poussière et de frictionner vigoureusement la jeune femme pour la réconforter.

— Quant au reste ? demanda Marianne voyant que Fortunée gardait le silence.

Mme Hamelin eut un lent sourire puis, saisissant une grosse houppe de cygne, elle se mit à poudrer doucement les épaules et les seins de son amie.

— Avec un corps comme le tien, dit-elle tranquillement, ce ne devrait pas être difficile à trouver. Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une seule nuit.

— Fortunée ! s’écria Marianne, suffoquée.

Elle avait reculé instinctivement et rougi jusqu’à la racine de ses cheveux noirs. Mais cette indignation ne troubla pas le beau calme de la créole. Elle se mit à rire.

— J’oublie toujours que tu te crois la femme d’un seul amour et que tu t’obstines à demeurer lamentablement fidèle à un homme qui, pour le moment, fait tout ce qu’il peut pour en engrosser une autre. Quand donc auras-tu compris, jeune idiote, que le corps n’est rien d’autre qu’un merveilleux instrument de plaisir et que c’est un crime contre la nature d’en laisser un comme le tien aussi tragiquement inoccupé ? Tiens, c’est comme si, tout à coup, ce génial escogriffe de Paganini, que j’ai entendu à Milan, décidait de fourrer son célèbre Guarnerius au grenier, d’empiler dessus des vieux journaux et de n’en plus tirer un son pendant des années. Ce serait aussi stupide !

— Stupide ou non, je ne veux pas me vendre ! décréta Marianne avec force.

Fortunée haussa ses belles épaules rondes.

— Ce qu’il y a de pénible, avec vous autres aristocrates, c’est que vous vous croyez toujours obligés d’employer de grands mots pour les choses les plus simples. Enfin, je vais voir ce que je peux faire pour toi.

Elle alla prendre dans une armoire une charmante robe de soie blanche garnie de grandes fleurs exotiques en soie découpées et appliquées.

— Habille-toi, jeune vestale gardienne du sacré feu de la fidélité amoureuse, pendant ce temps-là je vais voir si je peux me faire enterrer à ta place !

— Que vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète.

— Rassure-toi, je ne vais pas me vendre au plus offrant. Je vais seulement demander à ce cher Ouvrard qu’il nous prête les vingt mille livres qui nous manquent. Il est scandaleusement riche et j’ose croire qu’il n’a rien à me refuser. Il est en bas. De plus, ses relations n’étant pas des meilleures avec Sa Majesté, il sera certainement ravi d’obliger en ta personne quelqu’un qui touche l’Empereur... de si près. Installe-toi, repose-toi. En passant, je vais dire à Jonas de te monter un peu de Champagne.