Pour ne pas troubler son recueillement gastronomique, elle but lentement le contenu de sa flûte, attendant que la vieille demoiselle parlât car on devinait qu’elle avait quelque chose à lui dire. Et en effet, l’aile de poulet réduite à sa seule charpente, et le Champagne bu jusqu’à la dernière goutte, Adélaïde s’essuya les lèvres, ouvrit les yeux et posa sur sa cousine un regard bleu plein de satisfaction.
— Ma chère enfant, commença-t-elle, je crois qu’en ce moment vous prenez votre problème à l’envers. Si j’ai bien compris, la résurrection inopinée de votre défunt mari vous a plongée dans un grand désarroi et, depuis que vous l’avez reconnu, vous vivez dans la simple terreur de le voir surgir tout à coup, de nouveau devant vous. C’est bien cela ?
— Naturellement, c’est bien cela ! Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir, Adélaïde. Est-ce que, d’après vous, je devrais me réjouir d’avoir vu réapparaître un homme que j’avais justement puni de son crime ?
— Mon Dieu... oui, en quelque sorte !
— Et pourquoi donc ?
— Mais parce que, si cet homme est vivant, vous n’êtes plus une meurtrière et vous n’avez plus à craindre que la police anglaise vous fasse rechercher, en admettant qu’elle osât, en temps de guerre, adresser pareille requête à la France !
— Je ne craignais plus beaucoup la police anglaise, fit Marianne en souriant. Outre le fait que nous sommes en guerre, la protection de l’Empereur est plus qu’il n’en faut pour que je ne craigne plus rien au monde ! Mais, dans un sens, vous avez raison. Après tout, il est agréable de me dire que je n’ai plus de sang sur les mains.
— En êtes-vous sûre ? Il reste la belle cousine que vous aviez si proprement assommée...
— Je ne l’avais certainement pas tuée et, si Francis a pu être sauvé, je gagerais bien qu’Ivy St Albans est vivante elle aussi. D’ailleurs, je n’ai plus aucune raison de souhaiter sa mort puisque Francis ne m’est plus rien...
— ... qu’un époux dûment béni par l’Eglise, ma chère ! Voilà pourquoi je dis qu’au lieu de vous tourmenter, de fuir l’image de votre fantôme et d’essayer de lui échapper, vous devez l’affronter. Si j’étais à votre place, je ferais au contraire tout au monde pour le rencontrer. Aussi, quand le citoyen Fouché viendra vous voir demain matin...
— Comment savez-vous que j’attends le duc d’Otrante ?
— Je ne m’habituerai jamais à l’appeler ainsi, ce défroqué ! Mais, de toute façon, il ne peut pas ne pas venir demain... Ne me regardez donc pas ainsi ! Bien sûr, il m’arrive d’écouter aux portes quand je m’intéresse à quelque chose.
— Adélaïde ! s’écria Marianne, scandalisée.
Mlle d’Asselnat allongea le bras et tapota gentiment la main de Marianne :
— Ne soyez donc pas si conformiste ! Même une d’Asselnat peut écouter aux portes ! Vous découvrirez combien cela peut être utile quelquefois. Où en étais-je avec tout cela ?
— A la visite de... du ministre de la Police.
— Ah oui ! Donc, au lieu de le prier de mettre la main sur votre délicieux mari et de le réexpédier en Angleterre par la première frégate venue, demandez-lui, au contraire, de vous l’amener afin que vous puissiez lui faire connaître votre décision.
— Ma décision ? Parce que j’ai pris une décision ? souffla Marianne qui comprenait de moins en moins.
— Mais bien sûr ! Je m’étonne même que vous n’y ayez pas encore pensé. Pendant que vous tiendrez le ministre, demandez-lui donc d’essayer de savoir ce qu’est devenu votre saint homme de parrain, ce touche-à-tout de Gauthier de Chazay ! En voilà un dont nous pourrions avoir le plus grand besoin dans les plus brefs délais ! Ce n’était encore qu’un petit prêtre de rien du tout qu’il avait déjà le Pape dans sa manche. Et pour faire annuler un mariage, vous n’avez pas idée de ce que le Pape peut être utile ! Est-ce que vous commencez à comprendre ?
Oui, Marianne commençait à comprendre. L’idée d’Adélaïde était si simple, si lumineuse qu’elle s’en voulait de n’y avoir pas songé plus tôt ! Il devait être possible, facile même, de faire annuler son mariage puisqu’il n’avait pas été consommé et qu’il avait été contracté avec un protestant. Dès lors, elle serait libre, entièrement et merveilleusement libre, puisqu’elle n’aurait même plus à répondre de la mort de son époux ! Mais, à mesure qu’elle évoquait la petite silhouette grave de l’abbé de Chazay, Marianne sentait un malaise s’emparer d’elle.
Tant de fois, depuis qu’à l’aube d’un jour d’automne elle avait regardé avec désespoir, sur le quai de Plymouth, un petit voilier disparaître dans le vent, tant de fois elle avait pensé à son parrain ! D’abord avec regret, avec espoir mais, à mesure que le temps passait, avec un peu d’inquiétude. Que dirait l’homme de Dieu, si intransigeant sur le chapitre de l’honneur, si aveuglément fidèle à son roi exilé, en retrouvant sa filleule sous le personnage de Maria Stella, chanteuse d’Opéra et maîtresse de l’Usurpateur ? Saurait-il comprendre combien il avait fallu à Marianne de souffrance et de déboires pour en arriver là... et pour en être heureuse ? Certes, si elle avait pu joindre l’abbé sur le Barbican de Plymouth, son destin eût été tout autre. Elle aurait sans doute, sur sa recommandation, reçu asile en quelque couvent où, dans la prière et la méditation, tout loisir lui eût été accordé de se faire oublier et d’expier ce qu’elle n’avait jamais cessé d’appeler une juste exécution... mais, si elle avait souvent évoqué avec regret la bonté et la tendresse de son parrain, Marianne reconnaissait franchement qu’elle ne regrettait aucunement le genre de vie qu’il eût offert à la veuve de lord Cranmere.
Finalement, Marianne traduisit pour sa cousine les doutes qui l’assaillaient en hasardant :
— Je serais infiniment heureuse de retrouver mon parrain, ma cousine, mais ne pensez-vous pas que ce serait bien égoïste de le faire rechercher dans le seul but de l’annulation ? Il me semble que l’Empereur...
Adélaïde battit des mains.
— Mais quelle bonne idée ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? L’Empereur, voyons, c’est l’Empereur la solution ! (Puis, changeant de ton :) l’Empereur qui a fait arrêter le Pape par le général Radet, l’Empereur qui le tient prisonnier à Savone, l’Empereur que Sa Sainteté, dans l’admirable bulle « Quum mémoranda... » a si magistralement excommunié en juin dernier, c’est l’Empereur qu’il nous faut pour présenter au Pape une demande d’annulation... alors qu’il n’est même pas parvenu à faire annuler son propre mariage avec la pauvre et délicieuse Joséphine !
— C’est vrai, fit Marianne atterrée. J’avais oublié ! Et vous pensez que mon parrain... ?
— Vous aurez l’annulation haut la main pour peu qu’il la demande ! Je n’en doute pas un seul instant ! Retrouvons le cher abbé et vogue la galère ! A nous la liberté !
Le subit enthousiasme d’Adélaïde inclina Marianne à mettre sur le compte du Champagne ce bel optimisme, mais il était bien certain que la vieille demoiselle avait raison et que, dans cette conjoncture, nul ne serait d’un meilleur secours que l’abbé de Chazay... même s’il était désagréable de découvrir qu’il était un point sur lequel Napoléon n’était pas tout-puissant. Mais retrouverait-on l’abbé de Chazay rapidement ?