— Tu es un amour ! s’écria Marianne sincère.
Du bout des doigts elle envoya un baiser à la folle jeune femme qui disparaissait dans un tourbillon de tulle jaune. Puis, elle se hâta de revêtir la robe de Fortunée par crainte que Jonas ne la surprît dans un appareil par trop sommaire, après quoi, prenant sur la table à coiffer un peigne d’ivoire et une brosse d’argent, elle se mit à démêler et à lisser soigneusement sa chevelure. Une sorte de paix s’était faite en elle, divinement reposante après les angoisses des heures écoulées. Fortunée avait beau faire preuve d’une morale des plus relâchées, il se dégageait d’elle une vitalité, une chaleur humaine capables de réchauffer les âmes les plus transies. La belle créole était de ces créatures sans complications qui savaient seulement donner sans jamais chercher à recevoir. Elle était simple comme la terre même ! Elle donnait, avec la même libéralité, son aide, son temps, son cœur, son argent, sa pitié et ne voyait pas pourquoi elle ferait une exception pour une chose aussi naturelle que son corps généreux. Elle n’était pas de celles qui, sous prétexte de vertu, s’entendent à exercer sur un homme une froide cruauté et le poussent doucement au suicide. Personne ne s’était jamais suicidé pour Fortunée. Elle ne pouvait supporter de voir quelqu’un souffrir, surtout s’il s’agissait, pour calmer cette souffrance, de donner quelques heures d’amour. Et elle réussissait ce tour de force, une fois l’amour passé, de transformer ses amants parfois volages en amis d’une fidélité à toute épreuve. Pour le moment, en tout cas, Marianne était certaine qu’elle déployait tous les charmes de sa séduction et de son esprit pour arracher à son riche ami la grosse somme dont son amie avait tant besoin.
Souriant intérieurement à la pensée de cette amitié, Marianne était occupée à rouler en couronne autour de sa tête ses cheveux qu’elle avait tressés, quand la porte de la chambre claqua. Pensant que c’était Jonas apportant le Champagne annoncé, elle ne se retourna pas et continua à se coiffer.
— Je ne sais pas... qui vous êtes, fit au fond de la chambre une voix rauque et haletante, mais... par pitié... allez chercher Mme Hamelin !
Marianne tressaillit et demeura un instant en suspens, les bras arrondis au-dessus de la tête puis, avec l’impression d’avoir déjà entendu cette voix, elle se retourna. Appuyé au battant refermé de la porte, un homme blêmissant luttait visiblement contre l’évanouissement. Les yeux clos, la bouche serrée, il respirait avec peine mais Marianne, figée par la stupeur, ne songea même pas à lui porter secours. Le nouveau venu, en effet, ne portait sous le grand manteau noir jeté sur ses épaules qu’une chemise blanche, un pantalon collant bleu foncé et des bottes à la hongroise. Il avait des cheveux bruns frisés... un visage que la jeune femme épouvantée reconnut en une seconde. C’était son agresseur de la rue Cerutti...
Marianne ne s’était pas trompée en pensant que l’homme devait être blessé. L’explication des taches de sang sur sa robe s’étalait maintenant, bien visible, sur la chemise blanche, à la hauteur de l’épaule gauche tandis que l’inconnu glissait sans connaissance sur le tapis de la chambre.
Pétrifiée, elle l’avait regardé s’écrouler sans même songer à lui porter secours et serait peut-être restée encore un moment à se poser des questions si, derrière la porte, la voix de Jonas ne s’était fait entendre.
— Ouv’ez, Mademoiselle Ma’ianne ! C’est Jonas ! La po’te est coincée !
Le charme s’évanouit. L’homme, en effet, était tombé de telle manière qu’il barrait l’ouverture.
— Un instant, Jonas ! Je vais ouvrir.
Elle prit l’inconnu par les pieds, tira de toutes ses forces pour essayer de l’amener vers le centre de la pièce, mais il était grand et lourd, difficile à manier. Elle parvint tout juste, et non sans peine, à le déplacer suffisamment pour permettre à la porte de laisser passer Jonas.
— Laissez le plateau dehors, je ne peux pas ouvrir davantage, conseilla-t-elle en tirant de son mieux sur le battant.
Le majordome se glissa tant bien que mal par l’étroit espace ménagé.
— Mais qu’est-ce qu’il y a donc, Mademoiselle Ma’ianne ?... Oh ! Monsieur le ba’on ! s’écria-t-il en découvrant l’obstacle. Seigneu’Dieu ! Il est blessé !
— Vous connaissez cet homme ?
— Je pense bien. Il est, comme qui di’ait, de la maison. C’est le géné’al Fou’nier-Sa’lovèze. Est-ce que Maâme Fo’tunée ne vous en a jamais pa’lé ? On ne peut pas le laisser là. Il faut le po’ter su’le lit.
Tandis que le grand Noir enlevait le blessé aussi aisément que s’il n’eût rien pesé et le déposait sur le lit dont la couverture était déjà faite, Marianne rassemblait ses souvenirs. Le général baron Fournier-Sarlovèze ? Bien sûr, Fortunée lui en avait déjà parlé, avec un petit enrouement qui en disait long, quand on connaissait bien la créole, sur le genre de souvenirs qu’il évoquait. C’était le beau François, l’un de ses trois amants en titre, les deux autres étant le non moins séduisant Casimir de Montrond, actuellement exilé à Anvers et le beaucoup moins fascinant, mais beaucoup plus riche, Ouvrard...
Mais qu’est-que que Fortunée lui avait dit encore ? Pourquoi Marianne ne l’avait-elle encore jamais vu chez son amie ?... Ah oui : c’était un homme impossible, le « plus mauvais sujet de l’Armée tout entière », mais aussi le « meilleur sabreur » de la même armée. Comme tel, il partageait sa vie entre de brillantes actions militaires et les mises en disponibilité que lui valaient ses innombrables incartades et ses duels incessants. Pour le moment, il devait en être là, relégué dans sa province natale, en attendant que l’Empereur passât l’éponge sur sa dernière frasque.
En pensant à Napoléon, Marianne se rappela encore autre chose qui l’avait profondément choquée lorsque son amie la lui avait avouée : issu de la Révolution dans laquelle il s’était jeté avec joie, bien qu’il eût d’abord servi le roi, Fournier haïssait l’Empereur qui lui rendait sa haine en mépris, mais laissait tout de même cette tête brûlée reprendre périodiquement du service, eu égard à son exceptionnelle valeur militaire, valeur qui lui avait d’ailleurs mérité le grade de général et le titre de baron. Mais cela paraissait mesquin à Fournier auprès des titres et des fortunes que récoltaient les maréchaux. Tout compte fait, surtout si l’on y ajoutait les récents souvenirs de Marianne, l’homme n’était ni intéressant ni sympathique. Dans un certain sens, il pouvait même être dangereux et la jeune femme n’avait aucune envie d’en savoir davantage sur son compte. Il était déjà suffisamment choquant de savoir que Fortunée, si dévouée à Napoléon, conservait un tendre sentiment pour ce garçon uniquement parce qu’il était beau et parce que c’était un amant infatigable !...
Tandis qu’avec de grandes exclamations désolées, Jonas ôtait les bottes du blessé et commençait à lui donner quelques soins, Marianne leur tourna le dos et fit quelques pas vers la porte. Elle avait envie de descendre prévenir Fortunée, mais hésitait à le faire, ignorant de quelle manière son amie avait engagé les négociations avec le banquier. Son hésitation ne dura guère. La porte s’ouvrit sous la main nerveuse de Mme Hamelin qui s’écria :