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Le mot « misère » fit plaisir à Marianne. Selon elle, vingt mille livres étaient une belle somme et il fallait être un banquier pour en parler avec cette désinvolture méprisante, mais cela lui rendit tout à fait courage. Ouvrard cependant continuait :

— Vous auriez dû venir me trouver tout de suite... chez moi. Cela vous aurait évité bien des angoisses.

— C’est que... je n’aurais jamais osé, fit-elle en essayant tout de même de récupérer ses mains que le banquier continuait à pétrir.

— Ne pas oser ? Une aussi jolie femme ? Ne vous a-t-on jamais dit que la beauté me fascinait, que j’étais son esclave ? Et qui donc, à Paris, a plus de beauté que le Rossignol Impérial ?

— Le Rossignol Impérial ?

— Mais oui, c’est ainsi que l’on vous a surnommée, adorable Maria-Stella ! Ne le saviez-vous pas ?

— Mon Dieu non, fit Marianne qui trouvait que son interlocuteur accumulait un peu trop les adjectifs louangeurs pour un homme à qui l’on se prépare à emprunter une grosse somme d’argent.

Mais déjà Ouvrard continuait.

— J’étais à votre soirée de Feydeau. Ah ! Quelle merveille ! Quelle voix, quelle grâce, quelle beauté ! Je peux dire sans mentir que vous m’avez transporté ! J’étais sous le charme ! Ce timbre rare, si émouvant, jaillissant d’une gorge si pure, de lèvres si roses ! Qui ne se fût senti prêt à s’agenouiller pour mieux adorer ? Pour moi...

— Vous êtes beaucoup trop indulgent, coupa Marianne gênée qui commençait à craindre que le banquier ne joignît le geste à la parole et ne se mît à genoux devant elle. Mais, je vous en prie, laissons là cette soirée... qui n’a pas tout à fait été telle que je l’aurais souhaitée.

— Oh ! Votre accident ? En effet, c’était...

— Très désagréable et, depuis, les soucis qui l’ont causé n’ont fait que s’accroître. Aussi, je vous demande de me pardonner si je vous parais impatiente et discourtoise, mais j‘ai besoin d’une certitude. Vous imaginez bien que ce n’est pas sans une gêne profonde que je me vois contrainte d’appeler au secours...

— Un ami... Un ami fidèle et dévoué, j’espère que vous n’en doutez pas ?

— Puisque je suis là ! Ainsi, je puis compter sur cette somme... pour après-demain, par exemple ?

— Mais naturellement. Voulez-vous après-demain dans l’après-midi ?

— Non, c’est impossible. Je dois chanter aux Tuileries devant... Leurs Majestés.

Le pluriel avait eu du mal à passer mais il était venu tout de même. Ouvrard l’accueillit avec un sourire béat.

— Alors, après-demain soir, après la réception ? Je vous attendrai chez moi. Ce sera au contraire bien plus agréable ainsi. Nous pourrons bavarder... nous connaître mieux !

Les joues soudain empourprées, Marianne se leva brusquement, arrachant ses mains que le banquier tenait toujours. Elle venait de comprendre tout à coup sous quelles conditions Ouvrard accepterait de lui prêter l’argent. Tremblante d’indignation, elle s’écria :

— Je crois que nous nous comprenons mal, Monsieur Ouvrard. Il s’agit d’un prêt. Ces vingt mille livres, je vous les rendrai avant trois mois.

La mine aimable du banquier se plissa en une grimace de contrariété. Il haussa les épaules.

— Qui vous parle d’un prêt ? Une femme comme vous peut tout exiger. Je vous donnerai davantage encore si vous le désirez.

— Je ne veux que cela... et je n’accepte qu’un prêt.

Avec un soupir, le banquier se leva et s’approcha de la jeune femme qui avait prudemment battu en retraite vers la cheminée. Sa voix, si mielleuse l’instant précédent, se fit coupante tandis qu’une flamme trouble s’allumait dans son regard.

— Laissez les affaires aux hommes, ma chère, et acceptez simplement ce que l’on vous offre de bon cœur.

— Contre quoi ?

— Mais, contre rien... ou si peu de chose ! Un peu de votre amitié, une heure de votre présence, le droit de vous contempler un moment, de vous respirer...

A nouveau, il tendait vers elle des mains avides, toutes prêtes à frôler ou à étreindre. Au-dessus de la cravate neigeuse, le visage jaune du banquier était devenu rouge brique, tandis que ses yeux se fixaient avec gourmandise sur les belles épaules découvertes.

Un frisson de dégoût secoua Marianne. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’adresser à cet homme au passé trouble, tout juste sorti de la prison où l’avait envoyé au mois de février précédent une lourde affaire de piastres mexicaines perpétrée en compagnie du Hollandais Vandenberghe ? C’était une pure folie !

— Ce que vous demandez, lança-t-elle brutalement dans une tentative désespérée d’intimidation, je ne peux vous l’accorder car l’Empereur ne le pardonnerait ni à vous ni à moi. Ignorez-vous que je suis... un privilège impérial ?

— Les privilèges se paient cher, signorina. Ceux qui en bénéficient devraient bien se pénétrer de cette vérité... et agir de façon à ce qu’aucune surenchère ne soit possible ! Quoi qu’il en soit, réfléchissez ! Vous êtes lasse ce soir, visiblement bouleversée. Ce jour de noces, bien certainement, qui devait être fort éprouvant... pour un privilège ! Mais n’oubliez pas qu’après-demain soir, vingt mille livres... ou davantage, vous attendront chez moi, toute la nuit s’il le faut et tout le jour suivant !

Sans répondre et sans même lui accorder un regard, Marianne tourna les talons et se dirigea vers la porte. Sa dignité, sa hauteur lui conféraient l’allure d’une souveraine offensée, mais elle avait le désespoir au cœur. L’unique chance qu’elle croyait garder de trouver cet argent lui échappait, car jamais, au grand jamais, elle n’accepterait d’en passer par les conditions d’Ouvrard. Elle avait pensé, naïvement, que, sur sa bonne foi, elle pourrait obtenir un prêt amical, mais elle s’apercevait, une fois de plus, qu’avec les hommes les marchés revêtaient toujours une certaine forme quand la femme était jeune et belle. « Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une nuit d’amour », avait dit Fortunée et Marianne avait cru à une boutade. Jusqu’à quel point Mme Hamelin était-elle au courant des intentions d’Ouvrard ?

N’était-ce pas pour que l’indécente proposition lui fût faite directement qu’elle n’avait pas traité elle-même l’affaire jusqu’au bout ? Marianne cependant ne pouvait se résoudre à croire que son amie l’eût si froidement jetée dans un piège aussi répugnant, la connaissant comme elle la connaissait.

La réponse à la question amère qu’elle se posait lui vint tout à coup, comme elle franchissait la porte du salon aux miroirs, par la voix prudente d’Ouvrard.

— N’oubliez pas : je vous attendrai. Mais... bien entendu, il est inutile que notre chère Fortunée soit mise au courant de notre petit complot. C’est une adorable créature... mais elle est si exclusive !

Exclusive ? Fortunée ? Du coup, Marianne faillit bien en oublier sa colère pour éclater de rire au nez du personnage. Est-ce que ce grotesque se croyait vraiment assez de charme pour attacher « exclusivement » l’oiseau exotique qu’était la belle créole ? Elle eut envie, irrésistiblement, de lui jeter au visage qu’en ce moment même « l’adorable et exclusive créature » se livrait, selon toutes probabilités, aux joies violentes des retrouvailles dans les bras d’un beau garçon qui était son amant de cœur. Rien que pour voir ce qu’il en dirait !

Mais Mme Hamelin menait sa vie comme elle l’entendait et, pour rien au monde, Marianne n’eût voulu lui causer le plus petit ennui. D’ailleurs, il était réconfortant d’apprendre qu’elle n’était pas au courant de la petite infamie d’Ouvrard ni des termes du marché qu’il entendait proposer. Et, du coup, Marianne subit une autre tentation : celle d’aller la prévenir sur-le-champ de la situation, chose qu’elle n’eût pas manqué de faire si Fortunée avait été seule. Mais Marianne ne désirait ni revoir l’insolent Fournier ni troubler un tête-à-tête d’amoureux.