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— Bah ! fit Marianne avec un certain sentiment de satisfaction, vous saviez tout cela avant que votre princesse ne quittât Vienne. Vous n’aviez qu’à vous montrer plus ferme sur le chapitre religieux, vous pouviez exiger que Sa Sainteté sanctionnât la répudiation de l’Impératrice Joséphine. Ne me dites pas que vous ignoriez que le Pape a excommunié l’Empereur il y aura bientôt un an ?

— Je sais, fit tristement Clary, et nous le savons tous. Pourquoi m’obliger à vous rappeler que, depuis, nous avons été battus à Wagram, que nous avons besoin de paix, de répit et que nous n’étions pas assez forts pour opposer un refus à la demande de l’Empereur Napoléon.

— Dites que ce mariage était inespéré pour vous, fit la jeune femme avec une cruauté qu’elle regretta aussitôt devant l’air malheureux de son ami et en l’entendant soupirer :

— Ce n’est jamais amusant d’être vaincu. Quoi qu’il en soit, ce mariage est chose faite et s’il nous est pénible de voir l’Eglise traiter si cavalièrement l’une de nos princesses, nous ne pouvons tout de même pas lui donner entièrement tort. C’est pourquoi je suis inquiet. Vous savez que tous les évêques et cardinaux ont été invités à ce concert.

Marianne l’ignorait d’autant moins qu’elle s’était habillée en conséquence. Sa robe d’épaisse soie mate bleu pâle brodée de palmettes d’argent n’était qu’à peine décolletée sous les rangs de perles qu’elle tenait de sa mère et qui étaient le seul bijou qu’elle eût conservé – le reste avait été confié la veille à Jolival. Les manches en étaient longues et couvraient même une partie de la main. Elle eut un geste d’insouciance.

— Vous vous tourmentez pour peu de chose, mon ami. Pourquoi voulez-vous que les cardinaux hostiles viennent davantage à ce concert qu’à la cérémonie ?

— Parce que les invitations de votre Empereur ressemblent beaucoup à des ordres formels et qu’ils n’oseront peut-être pas s’abstenir une seconde fois. Assister au mariage c’était en quelque sorte le sanctionner, tandis qu’un concert... Et je redoute l’accueil que va leur faire Napoléon. Si vous aviez vu le regard dont il a gratifié les sièges vides, à la chapelle, vous seriez aussi inquiète que moi. Mon ami Lebzeltern en a eu froid dans le dos. S’il y a conflit, notre position va être fort désagréable. L’empereur François est fort bien avec Sa Sainteté.

Cette fois, Marianne ne répondit pas, peu intéressée par les cas de conscience de l’Autriche qui, selon elle, avait amplement mérité ses ennuis. D’ailleurs, on arrivait. La voiture avait franchi le pont des Tuileries, les guichets du Louvre et s’approchait des hautes grilles dorées qui fermaient la cour du Carrousel. Mais la progression s’avéra bientôt de plus en plus difficile. Une grande foule encombrait les abords du palais, s’écrasait contre les grilles que certains escaladaient même afin de mieux voir malgré les efforts des factionnaires de garde. Une foule qui semblait singulièrement intéressée et même amusée, car des exclamations et des rires se faisaient entendre.

— Qu’elle soit parisienne ou viennoise, la foule est toujours également curieuse, indiscrète et indisciplinée, bougonna le prince. Regardez comme elle assiège ces grilles sans s’occuper des voitures qui arrivent. J’espère qu’elle consentira tout de même à nous laisser passer...

Mais déjà le coureur de l’ambassade avait réussi à faire reconnaître la voiture de son maître et les grenadiers de garde s’employaient à faire écarter la foule. Le cocher enleva ses chevaux, franchit les grilles et les occupants de la voiture purent découvrir l’étrange spectacle qui passionnait et amusait à la fois les Parisiens. Dans l’immense cour, parmi les soldats au garde-à-vous et les officiers du palais, les valets et les palefreniers qui veillaient au bon ordonnancement de l’arrivée des invités, quinze cardinaux en grand costume, la traîne de leur simarre pourpre relevée sur le bras, erraient à l’aventure, leurs secrétaires et confidents trottant sur leurs talons comme un bataillon de poules noires affolées... Ils allaient et venaient sous le soleil que déversait un ciel joyeux, d’un joli bleu tendre poudré de nuages plus légers que des plumes, mais il fallait l’esprit frondeur du peuple de Paris pour trouver quelque gaieté dans ces majestueuses silhouettes rouges qui semblaient divaguer sans but et sans secours, car ni soldats ni officiers n’avaient l’air de s’en soucier.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Marianne.

En se tournant vers Clary, elle vit qu’il était devenu très pâle et que ses épais favoris blonds tremblaient contre ses joues.

— Je crains que ce ne soit là une des manifestations de la colère de l’Empereur. Qu’a-t-il pu encore imaginer ?

La voiture s’arrêtait devant le perron. Un laquais en ouvrit la portière. Clary se hâta de descendre et offrit la main à sa compagne pour l’aider à mettre pied à terre.

— Venez vite, dit-il. Entrons ! Je donnerais beaucoup pour n’avoir rien vu.

— Pour que votre conscience n’ait pas à se poser de questions ? ironisa Marianne. Quel est donc l’animal qui pratique ce genre de politique ? L’autruche, il me semble ? Seriez-vous... autruchien ?

— Quel affreux jeu de mots ! Il y a des moments où je me demande si vous ne me détestez pas ?

A dire vrai, Marianne se l’était déjà demandé bien avant lui, mais, pour le moment, la réponse ne l’intéressait pas. Ses yeux clairs venaient de s’arrêter sur l’un des prélats, un petit bonhomme que sa taille courte et sa capa magna transformaient en une énorme et curieuse rose rouge. Debout sur la dernière marche du perron, en compagnie d’un abbé maigre et noir qui courbait sa longue taille pour mieux l’entendre, il lui tournait le dos et semblait discuter avec animation sans se soucier autrement de ses collègues qui se groupaient par trois ou quatre pour délibérer. Quelque chose, dans ce petit cardinal, fascinait Marianne sans qu’elle fût capable de dire ce que c’était. La forme de la tête peut-être, au-dessus du collet d’hermine, la couleur des cheveux gris sous la ronde calotte pourpre ? Ou alors, les mains, admirables d’ailleurs, que le prélat agitait dans le feu de la discussion ?... Soudain, il tourna la tête. La vue de son profil arracha un cri impossible à retenir :

— Parrain !...

Le sang avait bondi à ses joues, à son front, en reconnaissant l’homme qui, durant toute sa jeunesse, avait partagé son cœur d’enfant avec sa tante Ellis. Et ce cœur, à peine entrevues quelques lignes du visage, n’avait pas hésité. Le petit cardinal, c’était Gauthier de Chazay.

— Qu’avez-vous dit ? s’inquiéta Clary en la voyant si bouleversée. Vous connaissez...

Mais elle ne l’écoutait plus. Elle l’avait totalement oublié d’un seul coup, comme elle avait oublié le reste du décor, le lieu où elle se trouvait, tout, jusqu’à son propre personnage, pour se retrouver, comme autrefois, petite Marianne d’une dizaine d’années, accourant de toute la force de ses jambes depuis le fin fond du parc de Selton quand elle apercevait l’abbé de Chazay remontant la grande allée au pas tranquille de sa mule. Elle ne s’étonnait même pas de retrouver, sous la pourpre cardinalice, le petit abbé toujours à court d’argent, toujours trottant à travers l’Europe pour de mystérieux voyages. Avec lui tout était possible, même l’inimaginable ! Une joie si grande la soulevait qu’elle refit tout naturellement les gestes d’autrefois. Relevant à deux mains sa robe fastueuse et sa traîne, elle s’élança pour rejoindre les deux prêtres qui, déjà, s’éloignaient, sans se soucier de la curiosité qu’elle soulevait. En trois secondes, elle les eut atteints.

— Parrain ! C’est trop beau !... C’est trop de joie !...

Riant et pleurant tout à la fois, elle s’était jetée impulsivement au cou du petit cardinal qui, stupéfait, avait tout juste eu le temps de la reconnaître avant de la recevoir dans ses bras.