— Marianne !
— Oui, c’est moi, c’est bien moi ! Oh, mon parrain, quel bonheur !
— Marianne ici ? Est-ce que je deviens fou ? Mais qu’est-ce que tu fais à Paris ?
Il l’avait détachée de lui et, la maintenant au bout de ses bras, il la regardait avec une joie mêlée d’étonnement beaucoup plus forte que le souci de sa dignité. Tout son visage sans beauté rayonnait.
— Mais c’est que je ne rêve pas ! C’est bien toi ! Mon Dieu, petite, que tu es devenue belle ! Que je t’embrasse encore !...
Et, sous les yeux ahuris de l’abbé maigre et du prince Clary qui avait suivi machinalement sa compagne, le cardinal et la jeune femme retombèrent dans les bras l’un de l’autre avec un enthousiasme qui ne laissait aucun doute sur la chaleur de leurs sentiments mutuels.
Ces marques d’affection si peu protocolaires donnèrent sans doute à penser au maigre abbé, car il se mit à toussoter et, frappant respectueusement sur l’épaule du prélat :
— Que Son Eminence me pardonne, mais il faudrait peut-être... Je veux dire... euh !... les circonstances... Enfin, Son Eminence devrait se rendre compte qu’on la regarde !
C’était vrai. Serviteurs du palais, gardes et prélats errants avaient tous les yeux fixés sur le groupe étrange que formaient, sous l’œil d’un abbé noir et d’un superbe officier autrichien, le petit cardinal et cette ravissante jeune femme somptueusement vêtue. On souriait, on chuchotait. Seul, Léopold Clary paraissait sur des charbons ardents. Mais Gauthier de Chazay haussa les épaules superbement :
— Ne dites donc pas de sottises, Bichette ! On peut regarder autant que l’on veut ! Savez-vous que c’est mon enfant, l’enfant de mon cœur veux-je dire, que je retrouve là ? Mais j’imagine que vous souhaitez être présenté ? Marianne, mon petit, voici l’abbé Bichette, mon secrétaire dévoué. Quant à vous, mon ami, sachez que cette belle dame est ma filleule, lady Marianne...
Il s’arrêta court, réalisant d’un seul coup ce qu’il était en train de dire, emporté qu’il était par la joie et par son tempérament enthousiaste. Son sourire s’effaça comme si quelque main invisible avait tiré un rideau dessus. Il regarda Marianne avec une soudaine inquiétude :
— C’est impossible ! murmura-t-il. Comment peux-tu être ici, en France, introduite dans ce palais en compagnie d’un Autrichien...
— Prince Léopold Clary und Aldringen ! rectifia le jeune homme en claquant les talons pour saluer.
— Vous me voyez charmé, fit machinalement le cardinal qui suivait son idée. Je disais, comment peux-tu être à Paris, alors que la dernière fois que nous nous sommes vus... Où est donc ?...
Marianne se hâta de l’interrompre, prise d’une soudaine frayeur en devinant ce qui allait suivre. La mine effarée de Clary, qui avait certainement entendu le malencontreux « lady Marianne » était déjà bien suffisamment inquiétante.
— Je vous expliquerai tout cela plus tard, cher parrain. C’est une histoire beaucoup trop longue et surtout impossible à raconter au milieu de cette cour. Dites-moi plutôt ce que vous y faites vous-même. Vous alliez repartir, à pied, si j’ai bien compris ?...
— J’y fais ce que font les autres, parbleu ! bougonna le cardinal. Quand nous nous sommes présentés ici, mes frères et moi, le Grand Maréchal du Palais nous a intimé l’ordre de repartir sur-le-champ, parce que Sa Majesté corse refusait de nous recevoir, le cuistre !
— Eminence, implora l’abbé Bichette en roulant des yeux affolés autour de lui, prenez garde à vos paroles.
— Hé ! Je dis ce que je veux ! Je suis chassé, non ? Et l’on a même eu la délicate attention de renvoyer toutes nos voitures afin que nous puissions offrir aux badauds de Paris le spectacle réjouissant que nous formons : quinze cardinaux errant dans la poussière, simarres retroussées et rentrant chez eux à pied, comme des merciers ! J’espère que le bon peuple de Paris apprécie à sa juste valeur la courtoisie de son souverain !
Mgr de Chazay était devenu aussi rouge que sa robe et sa voix aristocratique, toujours si douce, commençait à claironner d’inquiétante façon. Clary intervint :
— Vos Eminences, si je comprends bien, sont celles qui n’ont pas cru devoir assister au mariage de notre archiduchesse ? fit-il d’un ton assez raide. Il est bien certain que l’empereur Napoléon ne pouvait laisser passer un tel affront sans en tirer quelque vengeance. J’avoue que je m’attendais à pire.
— Le pire viendra certainement, soyez sans crainte ! Quant à l’archiduchesse, croyez bien, monsieur, que nous regrettons infiniment, mais nous devions à Sa Sainteté de nous conformer entièrement à la position qu’elle a prise. Le mariage de Napoléon et de Joséphine n’a pas été annulé par Rome.
— Autrement dit, notre princesse n’est pas mariée, selon vous ? s’emporta Clary.
Marianne, épouvantée, voyant poindre un nouveau sujet de scandale, se hâta d’intervenir.
— Par pitié, messieurs ! Pas ici... Parrain, vous ne pouvez repartir ainsi, à pied. Mais d’abord, où habitez-vous ?
— Chez un ami, le chanoine Philibert de Bruillard, rue Chanoinesse. Je ne sais pas si tu l’as appris, petite, mais l’hôtel de la famille appartient maintenant à une fille d’opéra qui a des bontés pour Napoléon... Je n’y habite donc pas.
Marianne eut tout à coup l’impression d’être frappée à mort. Chacune des terribles paroles venait de lui faire une blessure par laquelle s’échappait le sang de son âme. Blême jusqu’aux lèvres, elle recula, chercha à tâtons le bras de Léopold Clary et s’y appuya. Sans ce secours, elle fût sans doute tombée dans cette poussière même qui maculait déjà les souliers rouges du prince de l’Eglise. Ces quelques mots mesuraient l’abîme qui s’était creusé entre son enfance et elle. Une terreur affreuse lui venait maintenant que Clary, avec sa naïve franchise et sa chevalerie d’un autre âge, ne vînt rétablir la vérité et n’annonçât tout à trac, sous couleur de la défendre, que la fille d’opéra en question était justement elle. Marianne entendait bien dire la vérité, toute la vérité à son parrain mais à son heure, pas au milieu d’une foule...
Essayant désespérément de dominer son émotion, elle eut un pâle sourire tandis que sa main se crispait sur la manche du prince.
— J’irai vous y voir ce soir, si vous le permettez. En attendant, la voiture du prince Clary va vous reconduire chez vous, Parrain.
Le jeune Autrichien eut un haut-le-corps.
— Mais c’est que... oh, ma chère, que dira l’Empereur ?
Tout de suite, elle s’emporta, fidèle à cette habitude qu’elle avait de trouver dans la colère un bon palliatif à ses profondes émotions.
— Vous n’êtes pas sujet de l’Empereur, mon cher prince. De plus, je vous rappelle que votre souverain entretient... d’excellentes relations avec le Saint-Père. Ou bien, vous aurais-je mal compris ?
Léopold Clary se raidit, levant le menton comme s’il s’était trouvé brusquement devant l’empereur François lui-même.
— Vous avez fort bien compris. Eminence, ma voiture et mes gens sont à votre disposition. Si vous voulez bien leur faire honneur...
D’un sec claquement de doigts, sans même se retourner, il avait appelé le cocher qui, devant la conduite si étrange du jeune attaché d’ambassade, n’avait pas encore bougé de devant le perron. La voiture vint, docilement, se ranger près du petit groupe et l’un des laquais, sautant à bas des ressorts arrière, vint ouvrir la portière, baisser le marchepied.
Les yeux clairs du cardinal enveloppèrent d’un même regard la jeune femme en robe bleue si pâle tout à coup et le prince autrichien, presque aussi pâle qu’elle dans son uniforme blanc. Il y avait, dans leur azur candide, un monde d’interrogation, mais Gauthier de Chazay n’en exprima aucune. D’un geste plein de majesté, il tendit aux lèvres de Clary l’anneau de saphir qui ornait sa main avant de l’offrir à celles de Marianne qui, sans souci de la poussière, plia un genou.