Profondément troublée, Marianne regarda s’éloigner l’étrange boiteux de sa démarche inégale et, cependant, élégante. Elle entrevoyait, dans ces paroles si peu conformes au personnage et à la légende de Talleyrand, dans ce parti-pris de ia revendiquer pour leur commune caste, comme une offre d’amitié, d’aide tout au moins... D’aide ! A un moment où elle en avait tant besoin ! Mais quel fond pouvait-on faire sur la sincérité du prince de Bénévent ? Pour avoir vécu sous son toit, Marianne mieux que quiconque connaissait cette espèce de charme qu’il dégageait, d’autant plus puissant qu’il semblait entièrement involontaire. Elle se rappela tout à coup une phrase du comte de Montrond que Fortunée Hamelin lui avait, un jour, rapportée en riant : « Eh ! Qui ne l’aimerait ? Il est si vicieux ! »
Qu’avait-il cherché, ce soir ? A la ramener, sans arrière-pensée, vers une existence digne de sa naissance ou, plus simplement, à la détacher davantage de l’Empereur... de l’Empereur qu’il trahissait, disait-on, au profit du Tzar ?
Un appel de trompettes, le claquement solennel de la canne du comte de Ségur, Grand Maître des Cérémonies, et la vaste salle s’emplit d’un respectueux silence tandis que chacun se tournait vers le grand balcon où, dans un flot de toilettes brillantes et d’uniformes chamarrés, le couple impérial venait de faire son entrée. Sur le fond chatoyant des dames du palais et des aides de camp, Marianne vit se détacher deux silhouettes : l’uniforme vert de Napoléon, la robe rose de Marie-Louise, puis ne vit plus rien. Comme toute la cour, elle plongea dans sa révérence.
Pourquoi fallut-il qu’elle prît fin, cette révérence ? Quand Marianne releva les yeux vers les nouveaux mariés, l’image de bonheur qu’ils offraient la frappa au cœur. Elle eut la brusque certitude d’une entente... Sans un regard pour la salle brillante, Napoléon faisait asseoir sa femme avec des gestes tendres, prévenants, posant même un baiser sur une main qu’il garda dans la sienne quand, à son tour, il s’assit. Il continua d’ailleurs à se pencher vers elle pour lui parler tout bas, sans se soucier des assistants.
Interdite, Marianne, debout près du piano, ne savait quelle contenance prendre. La Cour s’était assise, attendant que l’Empereur donnât le signal du concert, ce concert qu’il avait demandé pour délasser Marie-Louise entre le grand déjeuner d’apparat et la réception au cours de laquelle la nouvelle impératrice devait recevoir les félicitations du corps diplomatique et des corps constitués.
Mais Napoléon continuait son aparté souriant et Marianne, au supplice, eut soudain l’impression que cette estrade basse était une sorte de pilori où l’avait clouée le caprice cruel d’un amant oublieux. Une folle envie de fuir cette salle trop riche, ces centaines de paires d’yeux lui vint. Ce n’était, malheureusement, pas possible... Là-haut, dans la tribune, le comte de Ségur se penchait respectueusement vers Sa Majesté, demandant sans doute le signal... qu’on lui accorda d’un geste désinvolte, sans le regarder, et qu’il traduisit en un solennel coup de canne.
Le coup de canne déclencha, en écho, les petits coups secs frappés par la baguette de Paer sur son pupitre. Au piano, Alexandre Piccini attaqua le premier accord, entraînant les violons. Au coup d’œil affolé qu’il lui lança, Marianne comprit que son trouble était visible. Là-bas, dans un coin, elle vit le visage inquiet de Gossec, tendu vers elle comme pour une prière. Jamais, sans doute, on n’avait vu l’Empereur traiter si cavalièrement une artiste célèbre. Mais Marianne se souvint qu’elle était à peu près en disgrâce, si l’on en croyait ce qu’avait dit Duroc, en disgrâce, pour n’avoir pas permis que son vieux parrain traînât ses moires pourpres de prince de l’Eglise dans la boue de Paris !...
Une bienheureuse colère vint au secours de son désarroi. Le premier morceau qu’elle devait interpréter était le grand air de la « Vestale », l’air favori de l’Empereur. Prenant une profonde respiration qui calma les battements désordonnés de son cœur, elle l’attaqua avec une énergie qui subjugua l’assistance. En clamant le désespoir de Julia, la vestale condamnée à descendre vivante au tombeau quand tout en elle aspire à la vie, Marianne trouva des accents d’une telle intensité qu’ils bouleversèrent une assistance cependant blasée. Elle chanta véritablement au sommet de son talent, dans l’espoir de forcer enfin l’attention de l’Empereur. Sur les dernières notes, la douleur vibra de façon si poignante dans sa voix que des bravos frénétiques, spontanés, irrésistibles, éclatèrent. C’était aller contre le protocole. Car seuls les souverains pouvaient en donner le signal. Mais l’art de la chanteuse avait électrisé son public.
Elle releva, vers la loge impériale, des yeux brillants d’espoir... Hélas ! Non seulement Napoléon ne la regardait pas, mais il n’avait même pas paru s’apercevoir qu’elle avait chanté. Penché vers Marie-Louise, il lui parlait de très près. Elle l’écoutait, les yeux baissés, un sourire un peu niais sur les lèvres et si rouge que Marianne, furieuse, en conclut qu’il lui débitait des propos galants. D’un geste impératif, elle indiqua à Paer d’avoir à attaquer le morceau suivant qui était un air du « Mariage secret » de Cimarosa.
Jamais, sans doute, la musique tendre et légère du maître italien n’avait été chantée avec cette sombre ardeur. Ses yeux verts dardés sur l’Empereur, Marianne semblait vouloir forcer son attention. Une colère tumultueuse gonflait son cœur, lui ôtant tout jugement, toute possession d’elle-même. Qu’avait cette sotte Viennoise à sourire avec cette mine de chatte devant un bol de crème ? Dire que l’on avait osé prétendre qu’elle aimait la musique !
Sans doute Marie-Louise n’aimait-elle que la musique de son pays car, non seulement elle n’écoutait pas, mais encore, au beau milieu de l’air, son rire éclata... un rire puéril mais beaucoup trop sonore pour passer inaperçu.
Tout le sang de Marianne reflua vers son cœur. Pâle, tout à coup, elle se tut. Ses yeux étincelants planèrent un instant sur cette assemblée de têtes dont tous les regards avaient la même expression d’attente. Puis, redressant avec arrogance sa tête fière, elle quitta l’estrade et, au milieu d’un silence consterné, sortit de la salle des maréchaux sans que quiconque, pas même les gardes de la porte, songeât seulement à l’arrêter.
Raide, la tête en feu et les mains glacées, elle poursuivit son chemin sans vouloir entendre l’espèce d’orage qui éclatait derrière elle. Une seule idée, dans son cerveau enfiévré : quitter pour toujours ce palais où celui qu’elle aimait venait de lui infliger un si cruel affront, rentrer chez elle et ensevelir sa douleur au plus profond de la vieille demeure familiale en attendant... ce qui ne pourrait manquer de suivre après un tel éclat : la colère de l’Empereur, les gendarmes, la prison peut-être... Mais à cette minute, tout était égal à Marianne. Elle était en proie à un tel courroux qu’elle eût marché à l’échafaud sans même tourner la tête.
Derrière elle, une voix éclata :
— Arrêtez !... Mademoiselle ! Mademoiselle Maria-Stella !...
Mais elle continua de descendre le grand escalier de pierre comme si de rien n’était. Au vrai, elle n’avait rien entendu. C’est seulement quand Duroc la rattrapa au bas des degrés qu’elle consentit à s’arrêter, dévisageant avec indifférence le Grand Maréchal du Palais qui lui semblait proche de l’apoplexie. Il était presque aussi violet que son magnifique habit brodé.
— Etes-vous folle ? lança-t-il en essayant de reprendre son souille. Un pareil scandale... devant l’Empereur encore !