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— Qui a donné l’exemple du scandale, sinon l’Empereur lui-même... ou tout au moins cette femme ?

— Cette femme ? L’Impératrice ? Oh !...

— Je ne connais d’autre Impératrice que celle qui a été sacrée par le Pape, celle de Malmaison ! Quant à cette caricature que vous appelez ainsi, je lui refuse en tout cas le droit de me ridiculiser publiquement. Allez dire cela à votre maître !

Hors d’elle, Marianne ne se contenait plus. Sa voix froide sonnait sous les voûtes de pierre du vieux palais avec un éclat que Duroc jugea des plus gênants. Est-ce que, sous la moustache du grenadier de garde au pied de l’escalier, il n’y avait pas l’ombre d’un sourire ? Lui-même se sentait une coupable indulgence envers cette ravissante furie déchaînée... qu’il importait néanmoins d’amener à composition. Forçant sa voix à une sévérité qu’il n’éprouvait guère, le bon Duroc articula en s’emparant du bras de Marianne :

— Je crains qu’il ne vous faille lui dire tout cela vous-même, Mademoiselle. Les ordres de l’Empereur sont que je vous mène à son cabinet où vous attendrez son bon plaisir.

— Suis-je prisonnière ?

— Pas que je sache... du moins pas encore !

La réticence était pleine de désagréables sous-entendus mais ne troubla pas Marianne. Elle s’attendait à payer très cher son incartade mais si la possibilité lui était offerte d’exprimer une bonne fois à Napoléon ce qu’elle avait sur le cœur, ce ne serait pas trop cher payé. Elle entendait bien le faire sans mâcher ses mots. Prison pour prison autant que cela en vaille la peine. Du moins son incarcération la mettrait-elle à l’abri des machinations de Francis Cranmere. L’intérêt de l’Anglais ne serait certainement pas de l’écraser définitivement. Il serait bien obligé d’attendre qu’elle sorte de prison. Restait Adélaïde, mais, de ce côté, elle faisait confiance à Arcadius pour faire le nécessaire.

Ce fut donc avec une certaine sérénité, sa colère momentanément calmée par la perspective d’un entretien avec l’Empereur, que la révoltée franchit le seuil du cabinet qu’elle connaissait bien et entendit Duroc ordonner à Roustan, le mameluck de garde, de n’y laisser entrer personne et d’interdire à Mlle Maria-Stella de communiquer avec qui que ce soit. Cette dernière recommandation lui arracha même un sourire.

— Vous voyez bien que je suis prisonnière ? fit-elle doucement.

— Je vous ai déjà dit non. Mais je ne tiens pas à ce que le jeune Clary vienne japper à cette porte comme un toutou qui a perdu son maître. Quant à vous, je vous conseille de vous préparer à une longue attente car l’Empereur ne viendra pas avant la fin de la réception.

Sans autre réponse qu’un léger mais fort impertinent haussement d’épaules, Marianne alla s’installer près du feu sur le petit canapé jaune où elle avait vu Fortunée Hamelin pour la première fois. La pensée de son amie acheva de lui rendre son calme. Fortunée connaissait trop bien les hommes pour avoir jamais eu peur de Napoléon. Elle avait réussi à persuader Marianne que la dernière des fautes était de trembler, même et surtout s’il entrait dans l’une de ses célèbres colères. C’était, dans les circonstances présentes, un conseil utile à se rappeler.

Un profond silence, troublé seulement par les crépitements du feu, enveloppa la jeune femme. La pièce, malgré sa sévérité, était chaude et intime. C’était la première fois qu’elle s’y trouvait seule et, mue par une curiosité bien féminine, elle entreprit d’en faire le tour. Il lui était doux de se trouver dans ce cabinet où chaque chose rappelait l’Empereur. Négligeant les cartons à documents, les portefeuilles de maroquin rouge aux armes impériales entassés un peu partout, la grande carte d’Europe jetée comme par hasard sur le bureau et la table du secrétaire disposée près de l’une des deux fenêtres, elle prit plaisir à manier l’encrier de porphyre, l’aigle-porte-montre de bronze doré, une tabatière d’or ciselé qui, mal fermée, laissait échapper sa poudre odorante. Chaque objet ici proclamait sa présence... jusqu’au bicorne noir, tordu et jeté dans un coin, sans doute dans un éclat de colère, récente puisque Constant ne l’avait pas encore ramassé. Etait-ce l’affaire du carrosse qui avait motivé cette colère ? Malgré son intrépidité, Marianne ne put empêcher un désagréable frisson de courir le long de son dos. Que serait-ce tout à l’heure ?...

L’inquiétude est une compagne sans attraits. Le temps, soudain, parut très long à la jeune femme. Elle pressentait une bataille et avait hâte de s’y jeter. Lasse de tourner en rond dans le silence feutré du cabinet, elle prit un livre qui traînait sur le bureau et alla se rasseoir. Relié en cuir vert, aux armes impériales, c’était un exemplaire usagé, fatigué des « commentaires » de César. Il était tellement annoté, raturé, les marges comportaient tant de lignes d’une écriture fine et nerveuse, qu’il était devenu parfaitement illisible pour qui n’était pas l’auteur de ces notes. Avec un soupir Marianne le laissa retomber sur ses genoux, gardant cependant la main sur le cuir fatigué, y cherchant inconsciemment la trace d’une main. Sous ses doigts, la reliure se réchauffa, devint presque humaine. Pour mieux en savourer la sensation, Marianne ferma les yeux...

— Réveillez-vous !

La jeune femme sursauta. Elle ouvrit les yeux, vit que dans le bureau les chandelles étaient allumées, qu’au-dehors il faisait nuit... et que Napoléon, l’œil orageux et les bras croisés sur la poitrine, se tenait debout devant elle.

— J’admire votre courage ! lança-t-il sarcastique. Apparemment le fait d’avoir encouru ma colère ne saurait vous troubler outre mesure. Vous dormiez avec conviction.

Le ton était brutal, agressif, visiblement calculé pour accabler quelqu’un sortant du sommeil, mais Marianne possédait cette faculté d’être instantanément et complètement réveillée, eût-elle dormi très profondément. De plus, elle s’était juré de tout faire pour conserver son calme autant qu’il lui serait possible.

— Le Grand Maréchal, dit-elle doucement, m’avait prévenue que j’aurais à attendre longtemps. Le sommeil n’est-il pas la meilleure façon d’abréger l’attente ?

— Je le crois plus impertinent que salutaire, Madame... d’autant plus que j’attends encore votre révérence.

Visiblement, Napoléon cherchait une mauvaise querelle. Il s’était attendu à trouver une Marianne inquiète, agitée, tremblante, les yeux rouges peut-être.

Cette femme qui s’éveillait si paisiblement ne pouvait que l’irriter. Malgré la lueur menaçante de son œil gris, la jeune femme risqua un sourire.

— Je suis toute prête à tomber aux pieds de Votre Majesté, Sire... si seulement Votre Majesté voulait bien se reculer suffisamment pour me permettre de quitter ce canapé.

Il eut une exclamation de colère et, furieux, tourna les talons pour foncer sur la fenêtre comme s’il avait l’intention de passer au travers.

Marianne, alors, glissa du canapé jusqu’à terre où elle se plia dans la plus profonde et la plus respectueuse des révérences.

— Voilà, Sire ! murmura-t-elle.

Mais il ne lui répondit pas. Tourné vers la fenêtre, les mains nouées au dos, il garda un silence qui parut une éternité à Marianne parce qu’il l’obligea à conserver cette inconfortable pose quasi agenouillée. Comprenant qu’il cherchait délibérément à l’humilier, elle rassembla son courage pour ce qui allait suivre et ne pourrait qu’être désagréable. Elle ne souhaitait qu’une chose : sauver son amour malgré tout, contre tout...

Brusquement, mais sans se retourner, Napoléon parla.

— J’attends vos explications, si toutefois vous en avez pour votre conduite insensée ? Vos explications et vos excuses bien entendu. Il semble que vous ayez subitement perdu tout sens commun, toute notion d’élémentaire respect envers moi-même et envers votre Impératrice. A moins que vous ne soyez folle !