D’un coup de doigt sec, Fouché rabattit le couvercle de sa tabatière, la remit dans sa poche puis chiquenauda sa cravate de mousseline et les volants de sa chemise empesée avec des grâces très dix-huitième siècle.
— Si cet abbé de Chazay évolue dans l’entourage de Pie VII, comme vous semblez le penser, il doit être à Savone et je pense que nous n’aurons pas de peine à le retrouver, ni à l’amener à Paris. Mais, en ce qui concerne votre époux, il semble que les choses se présentent moins aisément.
— Est-ce si difficile ? fit Marianne vivement. S’il ne forme qu’une seule et même personne avec ce vicomte d’Aubécourt ?
Le ministre de la Police s’était levé et, les mains au dos, s’était mis à marcher lentement à travers le salon. Sa promenade, à lui, n’avait pas le caractère nerveux et saccadé de celle qu’affectionnait l’Empereur. Elle était Lente, réfléchie, mais Marianne ne s’en demanda pas moins pourquoi les hommes éprouvaient un tel besoin d’arpenter une pièce dès qu’ils entamaient une discussion. Etait-ce Napoléon qui avait mis cette manie à la mode ? Arcadius de Jolival, lui-même, le cher, fidèle et indispensable Arcadius, en était atteint.
Les réflexions ambulatoires de Fouché s’arrêtèrent devant le portrait du marquis d’Asselnat qui régnait avec arrogance sur la symphonie jaune et or du salon. Il le regarda comme s’il attendait une réponse puis, finalement, se retourna vers Marianne qu’il enveloppa d’un regard lourd.
— En êtes-vous si sûre ? fit-il lentement. Il n’y a aucune preuve que lord Cranmere et le vicomte d’Aubécourt ne soient qu’un !
— Je le sais bien. Mais je voudrais au moins le voir, le rencontrer.
— C’était facile hier encore. Le beau vicomte, qui logeait jusque-là rue de la Grange-Batelière, à l’hôtel Plinon, fréquentait avec quelque assiduité, depuis son arrivée, le salon de Madame Edmond de Périgord, chez qui l’avait recommandé une lettre du comte de Montrond, actuellement à Anvers comme vous le savez sans doute.
Marianne fit signe que oui, mais fronça les sourcils. Un doute lui venait. Depuis la veille, elle était partie du principe que Francis était le vicomte d’Aubécourt. Elle s’était raccrochée à cette suggestion comme pour se prouver à elle-même qu’elle n’avait pas été victime d’une hallucination. Mais comment imaginer Francis chez la nièce de Talleyrand ? Mme de Périgord, bien qu’elle fût née princesse de Courlande et la plus riche héritière européenne, s’était montrée plus qu’amicale envers Marianne, alors même que, simple lectrice de
Mme de Talleyrand, elle se faisait appeler Mlle Malle-rousse. Bien sûr, Marianne ignorait le nombre et l’étendue des relations d’une amie qu’elle ne fréquentait d’ailleurs pas assidûment, mais il semblait à la jeune femme que si lord Cranmere était entré dans le salon de Dorothée de Périgord, elle en eût été prévenue par quelque voix mystérieuse.
— Et c’est à Anvers, dit-elle enfin, que le vicomte d’Aubécourt aurait connu M. de Montrond ? Cela ne prouve pas qu’il soit réellement du pays. Les relations ont toujours été étroites entre les Flandres et l’Angleterre.
— J’en demeure d’accord, mais je me demande si, en sa qualité d’exilé surveillé par la police impériale, le comte de Montrond aurait l’audace de se faire le garant d’un Anglais déguisé en Flamand, donc d’un espion. Ne serait-ce pas prendre un grand risque ? Notez, je crois Montrond capable de tout, mais à condition que cela lui rapporte et, si j’ai bonne mémoire, l’homme que vous aviez épousé n’avait vu en vous qu’une dot respectable, dot qu’il s’est empressé de dilapider. Donc, je crois mal aux complaisances de Montrond non déterminées par un appât financier.
Tout cela était la logique même et Marianne, à regret, était bien obligée de l’admettre. Soit, Francis n’était peut-être pas caché sous le nom de ce vicomte flamand, mais il était à Paris, voilà qui était sûr. Elle soupira de lassitude et dit enfin :
— Avez-vous eu connaissance d’une arrivée de navire venu en contrebande des côtes d’Angleterre ?
Fouché fit signe que oui et ajouta :
— Voici une semaine, un cutter anglais a touché terre nuitamment, à l’île d’Hoedic, pour y prendre l’un de vos bons amis, le baron de Saint-Hubert, que vous avez connu dans les carrières de Chaillot. Je n’ai, bien entendu, appris la chose que lorsque le cutter eut remis à la voile, mais qu’il ait emmené quelqu’un ne signifie pas qu’il n’ait pas, auparavant, débarqué quelqu’un d’autre en provenance de l’Angleterre.
— Comment le savoir ? Est-ce que...
Marianne s’arrêta traversée par une idée soudaine qui fit briller ses yeux verts. Puis elle reprit, plus bas :
— Est-ce que Nicolas Mallerousse est toujours à Plymouth ? Lui saurait peut-être quelque chose concernant ces mouvements de navires.
Le ministre de la Police fit une affreuse grimace et esquissa une révérence comique.
— Faites-moi la grâce, ma chère, de croire que j’ai pensé, bien avant vous, à notre extraordinaire Black Fish... Mais il se trouve que, pour le moment, j’ignore où se trouve exactement ce digne fils de Neptune. Depuis un mois, il a disparu.
— Disparu ? protesta Marianne indignée et inquiète. Un de vos agents ! Et vous ne vous en inquiétez pas ?
— Non. Parce que s’il eût été pris ou pendu, je l’aurais su. Black Fish a disparu parce qu’il a dû découvrir quelque chose d’intéressant. Il suit une piste et voilà tout ! Ne vous tourmentez donc pas ainsi ! Morbleu, ma chère amie, je finis par croire que vous éprouvez vraiment de l’affection pour votre pseudo-oncle !
— Croyez-le sans hésiter ! coupa-t-elle sèchement. La main de Black Fish est la première qui se soit tendue vers moi avec amitié quand j’étais dans la détresse, et qui n’a rien cherché à me prendre en échange. Je ne peux oublier cela !
L’allusion n’était même pas voilée. Fouché toussota, se moucha, prit une pincée de tabac dans sa boîte d’écaillé et, pour finir, déclara sur un tout autre ton, rompant les chiens :
— De toute façon, vous pensez bien, ma chère, que j’ai mis sur la trace de votre fantôme en habit bleu mes meilleurs limiers : l’inspecteur Pâques et l’agent Desgrée. Ils enquêtent à cette heure sur tous les étrangers actuellement à Paris.
Avec une toute légère hésitation, Marianne demanda, en rougissant un peu de se montrer si obstinée :
— Est-ce... qu’ils sont allés chez le vicomte d’Aubécourt ?
Fouché demeura impassible. Pas un muscle de son pâle visage ne bougea.
— Ils ont même commencé par lui. Mais depuis hier soir, le vicomte a quitté l’hôtel Plinon avec ses bagages, sans dire où il se rendait... et vous n’imaginez pas à quel point sont étendus les Etats de Sa Majesté l’Empereur et Roi !
Marianne soupira. Elle avait compris. A moins que Francis ne se manifestât, il était à peu près aussi facile à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin... Et pourtant, il fallait, à tout prix, qu’on le lui retrouvât... Mais à qui s’adresser si Fouché s’avouait vaincu ?
Comme s’il avait lu dans la pensée de la jeune femme, le ministre eut un mince sourire en s’inclinant, pour prendre congé, sur les doigts qu’elle lui avait offerts :
— Ne soyez donc pas aussi pessimiste, ma chère Marianne, vous me connaissez tout de même suffisamment pour savoir que, quelles que soient les difficultés, je n’aime pas m’avouer vaincu. Aussi, sans vous dire comme M. de Calonne à Marie-Antoinette : « Si c’est possible, c’est fait, impossible, cela se fera », je me contenterai plus modestement de vous conseiller d’espérer.