— Son Eminence a déjà fait demander trois fois si vous étiez arrivée. Elle est dans une impatience !... Au point qu’elle ne peut supporter la présence de personne, pas même la mienne.
« Surtout la tienne », pensa Marianne qui, pour sa part, n’aurait pu tolérer la présence de l’obligeant abbé plus d’un petit quart d’heure.
— Songez, ajouta Bichette en baissant encore le ton de sa voix pourtant convenablement feutrée, que nous devons avoir quitté Paris avant l’aurore !
— Comment ? Déjà ? mais mon parrain ne m’en a rien dit.
— Son Eminence l’ignorait encore. C’est au début de la soirée que le ministre des Cultes, Monsieur Bigot de Preameneu[4], nous a fait savoir que notre présence n’était plus souhaitable dans la capitale et que nous devions partir.
— Mais, pour où ?
— Pour Reims où sont... euh... parqués les membres réfractaires de la Curie romaine ! C’est un bien grand malheur et une grande injustice. En vérité, les temps apocalyptiques sont venus...
Marianne ne devait pas en savoir plus long sur les vues prophétiques de l’abbé Bichette car, à cet instant, la porte devant laquelle avait lieu cet intéressant colloque s’ouvrit et le cardinal apparut, mais un cardinal cette fois beaucoup plus conforme au souvenir de l’abbé de Chazay : son habit noir modeste était moins élégant que la livrée du valet.
— Bichette ! fit-il sévèrement. Je suis assez grand pour rapporter moi-même mes malheurs à ma filleule. Vous nous retardez avec vos bavardages. Allez plutôt dire à la cuisine que l’on me prépare du café, beaucoup de café et très fort ! Et ne venez me déranger que lorsque M. de Braillard vous fera dire qu’il est prêt. Entre, mon petit !
Les trois derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui pénétra dans une petite mais confortable bibliothèque dont les boiseries claires, les riches reliures et les fraîches tapisseries de Beauvais ne sentaient pas plus l’ecclésiastique que le reste de la maison. Au-dessus d’un secrétaire de Boulle, dans un ovale d’or fin, le portrait d’une très jolie femme coiffée à l’oiseau royal souriait avec malice entre deux hauts chandeliers de bronze doré, tandis qu’au-dessus de la cheminée le jeune roi Louis XV en costume de sacre semblait étendre dans toute la pièce l’azur de son manteau royal.
Voyant que Marianne regardait ce portrait avec un peu de surprise, le cardinal sourit.
— Le chanoine de Braillard est le fils naturel du roi Louis XV et de cette belle dame que tu vois sur le secrétaire. De là ce portrait que l’on ne rencontre plus très souvent dans les salons parisiens. Mais laissons cela et viens t’asseoir près du feu que je te voie mieux. Depuis que je t’ai quittée, tout à l’heure, je n’ai cessé de penser à toi, de chercher à comprendre par quel miracle tu te trouves à Paris et comment, toi que j’ai mariée à un Anglais, je te rencontre dans la cour des Tuileries en compagnie d’un Autrichien.
Marianne eut un petit sourire sans conviction. Le moment difficile entre tous était venu. Elle était décidée à l’affronter sans tarder, sans chercher la plus mince échappatoire et même sans s’accorder le bénéfice des souvenirs si chers que Mgr de Chazay ne manquerait pas d’évoquer.
— Ne cherchez pas, cher Parrain... vous ne pourriez pas trouver. Ce qu’a été ma vie, depuis la minute où nous nous sommes quittés, ni vous ni personne ne pourrait l’imaginer. A dire vrai, il y a des moments où je me demande si, tout ce que j’ai vécu, cela n’a pas été un simple cauchemar ou encore une histoire que l’on m’a racontée !
— Que veux-tu dire ? demanda le cardinal en tirant un fauteuil en face de celui dans lequel il avait fait asseoir Marianne. Je n’ai eu aucune nouvelle d’Angleterre depuis le jour de ton mariage.
— Alors... vous ne savez rien... absolument rien ?
— Mais rien, je te l’affirme. Dis-moi d’abord où est passé ton mari.
— Non, coupa Marianne vivement, je vous en prie, laissez-moi vous dire... à ma manière, comme je pourrai. C’est déjà tellement difficile.
— Difficile ? Je croyais t’avoir appris à ne jamais te laisser arrêter par les difficultés.
— Aussi ne m’arrêterai-je pas. Vous allez comprendre tout de suite ce que je veux dire. Parrain... l’hôtel d’Asselnat est à moi. L’Empereur me l’a donné. Je suis... cette fille d’opéra dont vous parliez tout à l’heure.
— Comment ?
Sous le coup de la surprise, le cardinal s’était levé. Il n’y avait plus trace, sur son visage sans beauté, de la moindre gaieté, ni même de vie. C’était un masque de pierre grise, figé dans une curieuse absence d’expression. Mais, malgré le choc qu’elle sentait bien lui avoir porté, Marianne éprouvait une délivrance, un allégement. Le plus difficile était dit.
Silencieusement, le cardinal se dirigea vers un angle de la pièce où un crucifix d’ivoire reposait dans un cadre de velours rouge et il s’arrêta un instant devant lui, sans fléchir les genoux, sans prier apparemment mais, quand il se retourna et revint vers Marianne, son visage avait retrouvé un peu de couleur. Il reprit sa place dans son fauteuil mais, peut-être pour éviter de regarder sa filleule, il se tourna vers le feu, lui tendit ses mains blanches.
— Raconte, dit-il doucement. Je t’écouterai jusqu’au bout sans t’interrompre.
Alors, Marianne commença le long récit...
L’arrivée du café, porté par le valet impassible et escorté avec vénération par un abbé Bichette visiblement dévoré de curiosité, coïncida juste avec les dernières paroles de Marianne. Fidèle à sa promesse, le cardinal n’avait pas sonné mot tout au long du récit, mais il s’était agité plus d’une fois dans son fauteuil. Maintenant, il considérait le plateau à café avec la reconnaissance que l’on réserve à une détente inattendue au milieu d’une chaude bataille.
— Laissez cela, Bichette, dit-il à l’abbé qui se mettait en devoir de remplir les tasses, très certainement pour rester plus longtemps. Nous nous servirons nous-mêmes.
Déçu mais obéissant, l’abbé disparut. Gauthier de Chazay se tourna alors vers Marianne.
— Il y a longtemps que tu ne m’as servi ni thé ni café, Marianne. J’espère que tu n’as pas oublié.
Les yeux soudain emplis de larmes, à cette remarque qui lui rendait d’un seul coup son enfance et sa place au sein de la famille, elle se dirigea vers la petite table, ôta ses gants qu’elle jeta dans un coin et commença de servir l’odorant breuvage. Attentive à ce qu’elle faisait, elle ne regardait pas son parrain. Aucun d’eux ne parlait. C’est seulement en lui tendant sa tasse qu’elle osa demander :
— Vous... ne me jugez pas trop sévèrement ?
— Je ne m’en reconnais pas le droit. Je n’aimais ni ce mariage ni lord Cranmere... et je suis parti. Maintenant, je sais que j’aurais dû demeurer, veiller sur toi au lieu de t’abandonner. Dieu sans doute ne le voulait pas puisque, à quelques minutes près, tu m’aurais retrouvé, sur le quai de Plymouth, et tout eût été différent. Toi, tu n’avais pas le choix. Il fallait bien que tu suives ton destin et, s’il est ce qu’il est aujourd’hui, j’en ai ma part... Non, en vérité, je n’ai pas le droit de t’adresser le moindre reproche car ce serait te reprocher d’avoir survécu !
— Alors, aidez-moi, Parrain... délivrez-moi de Francis Cranmere !