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— Te délivrer ? Comment le pourrais-je ?

— Jamais lord Cranmere ne m’a touchée. Mon mariage est blanc et l’époux est indigne. Obtenez du Saint-Père qu’il annule mon mariage, que cet homme n’ait plus sur moi le moindre droit ; que je puisse redevenir moi-même et oublier jusqu’à l’existence même de lord Cranmere.

— Se laissera-t-il oublier si aisément ?

— Cela n’aura plus d’importance du moment où le lien qui m’attache encore à lui sera tombé. Délivrez-moi, Parrain ! Je veux redevenir Marianne d’Asselnat !

L’écho de ces derniers mots se prolongea longtemps. Le cardinal, sans répondre, vida sa tasse, la reposa puis s’absorba un moment dans la contemplation de ses doigts joints. Anxieuse, Marianne respecta sa méditation, freinant de son mieux l’impatience qui lui mordait le cœur. Pourquoi hésitait-il à lui répondre ? Que pesait-il au fond de ce silence ?... Enfin, les yeux bleus qu’il avait tenus cachés sous leurs paupières durant ces longs instants réapparurent, mais si remplis de tristesse que Marianne frissonna.

— Ce n’est pas pour redevenir toi-même que tu me demandes de t’aider à retrouver ta liberté, Marianne. Ce ne serait d’ailleurs plus possible parce que le changement est en toi bien plus que dans le nom que tu portes. Tu veux être libre pour être sans ombre aux yeux de l’homme que tu aimes... et pour mieux lui appartenir. A cela, je ne puis consentir parce que ce serait accepter de te voir mener au grand jour une vie de péché.

— Et qu’est-ce que cela changerait ? Ne suis-je pas, ouvertement, la maîtresse de Napoléon ? s’écria Marianne sur un ton où sonnait une sorte de défi.

— Non. C’est une certaine Maria-Stella qui détient ce titre, ce n’est pas la fille du marquis d’Asselnat. Ne t’y trompes pas, mon enfant, dans notre famille on n’a jamais considéré le poste de favorite royale comme un honneur. A plus forte raison celui de favorite d’un usurpateur. Je ne te laisserai jamais accoler le nom de ton père à celui de Buonaparte !

L’amertume de la déconvenue se teinta, dans l’esprit de la jeune femme, d’un début de colère. Elle savait, elle avait toujours su quel farouche royaliste était Gauthier de Chazay, mais elle n’imaginait pas qu’il pût introduire la fidélité à son Roi jusque dans ses relations avec elle, sa filleule, l’enfant qu’il avait toujours aimée.

— Je vous ai dit comment cet homme m’avait traitée et me traitait encore, Parrain, fit-elle tristement, et vous voulez, au nom de je ne sais quelle morale politique, m’obliger à demeurer enchaînée à un misérable !

— En aucune façon. Je veux simplement te sauver de toi-même tout en te sauvant de Cranmere. Tu n’as pas été créée, que tu le veuilles ou non, pour lier ton destin à celui de Napoléon, d’abord parce que ni Dieu... ni la morale, la simple morale de tout le monde et non ce que tu appelles la morale politique, ne le veulent. Cet homme va vers sa perte. Je ne te laisserai pas te perdre avec lui. Promets-moi de renoncer pour toujours à lui et je promets, moi, qu’avant quinze jours ton mariage sera annulé.

— C’est du chantage pur et simple ! s’emporta Marianne d’autant plus blessée que le cardinal lui répétait en d’autres termes mais avec un calme aussi assuré, ce que Talleyrand lui avait dit plus tôt.

— Peut-être, admit le prélat sans se fâcher, mais si tu dois déshonorer le nom que tu portes réellement, autant que ce soit celui de l’Anglais. Un jour tu me remercieras...

— Je ne crois pas ! Même si je voulais vous faire cette promesse, même si j’acceptais de détruire moi-même l’amour qui me fait vivre, je ne le pourrais pas ! Vous ne savez pas tout encore, Eminence ! Alors, apprenez l’entière vérité : je porte un enfant et cet enfant, c’est le sien, vous entendez, c’est un... Buonaparte !

— Malheureuse !... Folle !... Plus folle encore que malheureuse ! Et tu osais parler de redevenir la petite Marianne de Selton ? Mais tu as mis l’irréparable entre toi et les tiens !

Cette fois, le calme de Gauthier de Chazay avait volé en éclats sous le coup de la révélation mais, loin de s’en inquiéter ou même de s’en émouvoir, Marianne éprouva un moment de joie violente, chargée de toute l’exaltation du triomphe et en jouit profondément, comme si cet enfant encore à l’état infime dans le mystère de son corps venait de venger son père de tous les dédains des royalistes, de toute la haine des émigrés. Froidement, elle répliqua :

— C’est possible mais c’est aussi la raison primordiale pour laquelle je veux être irrévocablement séparée de Francis Cranmere. L’enfant né d’un empereur ne doit pas porter le nom d’un bandit ! Si vous refusez de dénouer le lien qui m’attache encore à lui, sachez que je ne reculerai devant rien, vous entendez, devant rien, pas même le meurtre le plus froid, le mieux prémédité pour faire sortir, de force, Francis Cranmere de ma vie.

Le cardinal dut sentir qu’elle pensait, implacablement chacun des mots de sa menace, car elle le vit pâlir en même temps qu’une curieuse expression d’orgueil s’allumait dans son regard toujours si calme et si doux. Marianne s’attendait à un cri de colère, à une protestation violente. Au lieu de cela, elle eut droit à un soupir découragé... et à un sourire moqueur.

— Ce qu’il y a d’épuisant avec vous autres, les Asselnat, remarqua Gauthier de Chazay, c’est votre caractère impossible. Si l’on n’accomplit pas vos volontés, toutes vos volontés et dans l’instant même, vous jetez feu et flammes et vous menacez de tuer tout le monde. Le pire d’ailleurs, c’est qu’en général, non seulement vous le faites, mais encore vous avez raison.

— Quoi ? s’écria Marianne abasourdie, vous me conseilleriez de...

— D’envoyer Francis Cranmere rejoindre ses nobles ancêtres ? En tant qu’homme je n’y verrais aucun inconvénient... et même je crois bien que j’applaudirais. Mais en tant que prêtre je dois condamner toute violence, même amplement méritée. Non, Marianne, si je dis que tu as raison, c’est lorsque tu affirmes que l’enfant à venir ne doit pas porter le nom de ce misérable... mais uniquement parce qu’il sera ton fils à toi.

Un éblouissement passa devant les yeux de Marianne qui sentit la victoire à portée de sa main.

— Alors, vous consentez à demander l’annulation ?

— Pas si vite. Réponds seulement à une question. Depuis quand sais-tu... pour l’enfant.

— Depuis aujourd’hui et, en quelques mots, elle retraça le malaise qui l’avait saisie aux Tuileries.

— Peux-tu... je regrette d’aborder un sujet aussi intime mais nous n’en sommes plus aux délicatesses... peux-tu dire approximativement à quand remonte... l’événement ?

— C’est, je pense, assez récent... Pas plus d’un mois certainement, peut-être moins.

— Curieuse façon pour un souverain d’attendre sa fiancée ! remarqua le cardinal sarcastique. Mais n’épiloguons pas. Le temps presse. Alors, écoute-moi maintenant et surtout n’émet pas la moindre objection car ce que je vais te dire sera l’expression de ma volonté formelle, irrévocable. C’est à ce prix seulement que je veux t’aider sans trahir ma conscience ni mon devoir. Tout d’abord, tu garderas secrète la nouvelle que tu viens de m’annoncer. Tu entends : absolument secrète pendant quelque temps. Car il ne faut à aucun prix que Francis Cranmere en ait vent. Il pourrait tout détruire et avec un homme comme lui on ne prend jamais trop de précautions. Alors, pas un mot, même à ceux qui t’entourent de plus près.

— Je ne dirai rien. Ensuite ?

— La suite m’appartient. Dans quinze jours, le temps pour moi de rejoindre le Saint-Père à Savone, ton mariage sera nul... mais dans un mois tu seras remariée !