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Marianne crut avoir mal entendu et demanda :

— Qu’avez-vous dit ? J’ai mal compris.

— Non. Tu n’as pas mal compris. J’ai dit : dans un mois tu seras remariée.

Il avait prononcé le mot avec tant de force que Marianne, abasourdie, ne trouva, sur le moment, rien de valable à répondre. Elle se contenta de balbutier pauvrement :

— Mais enfin, ce n’est pas possible ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Je n’ai pas pour habitude d’employer des mots dont je ne connais pas la valeur exacte et je te rappelle que je t’ai avertie tout à l’heure ; j’ai dit : pas d’objections ! Néanmoins, je consens à me répéter, mais je vais le faire sans m’encombrer de périphrases : si tu es enceinte d’un mois, il faut que dans un autre mois tu sois l’épouse d’un homme convenable dont toi et l’enfant pourrez porter le nom sans rougir. Tu n’as pas le choix, Marianne ! Et ne viens pas me parler de ton amour, de ton empereur ou de ta liberté ! Place à l’enfant puisqu’il s’annonce ! Il lui faut un nom, un père puisque l’homme qui l’a engendré ne peut rien pour lui.

— Rien ? s’insurgea Marianne. Mais il est l’Empereur ! Ne croyez-vous pas qu’il est assez puissant pour assurer à son enfant un avenir convenable ?

— Je ne nie pas sa puissance, encore que je lui voie des pieds d’argile, mais peux-tu assurer que l’avenir ou le temps lui appartiennent aussi ? Qu’adviendra-t-il s’il tombe un jour ? Et qu’adviendra-t-il de toi et de l’enfant ? Pas de bâtard chez nous, Marianne ! Tu dois ce sacrifice à la mémoire de tes parents, à l’enfant... et à toi-même par-dessus le marché. Sais-tu comment la société traite une fille mère ? Es-tu tentée par cet état ?

— Depuis que je sais mon état, je m’attends à souffrir, à lutter...

— Pour quoi ? Pour qui ? Pour te garder à un homme qui, si je ne me trompe, vient d’en épouser une autre ?

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai les impératifs d’une raison d’Etat ! Il devait se marier... mais moi je ne peux pas !

— La raison ?

— Il ne me le permettra pas !

Le cardinal eut un petit rire moqueur.

— Ah vraiment ? Tu le connais bien mal ! Mais, malheureuse, c’est lui qui te mariera, et sans traîner, dès qu’il saura que tu portes un enfant. Quand ses maîtresses n’étaient pas en puissance de mari, il s’est toujours arrangé pour leur en trouver un. Pas d’histoires et pas de complications. Cela a toujours été sa devise en matière d’amour. Son propre ménage lui a donné suffisamment de fil à retordre.

Marianne savait bien que tout cela était la vérité même, mais elle ne pouvait admettre l’affolante perspective que son parrain venait d’ouvrir devant elle.

— Mais enfin, Parrain, réfléchissez ! Un mariage est une chose grave, une chose qui comporte... des réalités. Et vous voulez que j’aille, les yeux fermés, confier mon sort, ma vie... et ma personne à un parfait inconnu, un inconnu qui aura sur moi tous les droits, que je devrai supporter jour après jour, nuit après nuit ? Ne pouvez-vous comprendre qu’à son contact tout mon être se hérissera d’horreur ?

— Je comprends surtout que tu veux de toutes tes forces et contre toute raison demeurer la maîtresse de Bonaparte et qu’en effet les réalités de l’amour n’ont plus de secrets pour toi. Mais qui te parle de contacts ? Ou même de cohabitation ? Il est possible d’épouser un homme et de vivre sans lui. Je n’ai jamais entendu dire que la belle princesse Borghèse, cette bacchante de Pauline, vécût beaucoup avec le pauvre Camillo. Je te le dis et te le répète : il faut, impérativement, que dans un mois tu sois mariée.

— Mais à qui ? Vous pensez à quelqu’un pour être aussi catégorique... Qui ?

— Cela me regarde. Sois sans crainte, l’homme que je choisirai pour toi, que j’ai déjà choisi, sera tel que tu n’auras à me faire aucun reproche même léger. Tu garderas la liberté qui t’est si chère... tout au moins dans les limites de la décence. Mais ne crois surtout pas que je désire te contraindre. Tu peux, si tu le désires ou si tu en as les moyens, choisir toi-même.

— Comment le pourrais-je ? Vous m’avez interdit de dire à qui que ce soit que j’attends un enfant et je n’accepterai jamais de tromper ainsi un honnête homme.

— S’il se trouve un homme, digne de toi et des tiens, qui t’aime assez pour t’épouser dans ces conditions, je n’y verrai aucun inconvénient. Je te ferai savoir où et quand tu devras me rejoindre pour la célébration du mariage. Si l’homme que tu auras choisi t’accompagne, je vous unirai... Si tu es seule, tu accepteras celui que je t’amènerai.

— Qui sera-t-il ?

— N’insiste pas ! Je ne te dirai rien de plus. Tu devras me faire confiance entière... et tu sais que je t’aime comme ma fille. Acceptes-tu ?

Lentement, Marianne baissa la tête, toute sa joie orgueilleuse de tout à l’heure envolée au souffle fade des réalités quotidiennes. Depuis qu’elle se savait enceinte, elle s’était laissé emporter par le sentiment exaltant de porter le fils de l’Aigle et, un moment, elle avait cru que cela lui permettrait de tenir tête au monde entier. Mais la raison, elle le comprenait bien, était du côté de son parrain, car, si pour elle-même elle dédaignait l’opinion d’autrui, si elle était prête à tout affronter, à tout combattre, avait-elle le droit d’imposer à son enfant le boulet de la bâtardise ? Certains hommes du monde, elle le savait, n’étaient pas les fils de ceux dont ils portaient le nom. Le charmant Flahaut était le fils de Talleyrand et tout le monde le savait, mais, s’il pouvait faire dans l’armée l’éclatante carrière qui était sienne, c’était parce que le mari de sa mère avait couvert de son nom la tache avilissante qui lui aurait fermé les portes du monde. Et Marie Walewska n’était-elle pas repartie vers les neiges de Walewice pour que le vieux comte, son époux, pût reconnaître l’enfant à venir ?... Brusquement, les lois de la société opposaient leur mur infranchissable aux rêves enchantés de Marianne. Elle avait trop de bon sens pour ne pas comprendre qu’il lui fallait faire plier son cœur, son amour devant la dure nécessité. Comme l’avait dit le cardinal, elle n’avait pas le choix. Pourtant, au moment de prononcer une acceptation qui, presque autant que le « oui » fatidique, lierait son destin, elle tenta de lutter encore.

— Je vous en supplie, laissez-moi voir au moins l’Empereur, lui parler... Il trouvera peut-être une solution. Laissez-moi un peu de temps.

— C’est la seule chose que je ne puisse te donner : le temps. Il faut aller vite, très vite... et, à ton air, je devine que tu ne sais même pas quand tu reverras Napoléon. D’ailleurs, à quoi bon ? Je te l’ai dit : si tu vas lui expliquer ta situation, il la dénouera lui-même de la seule manière possible : il te mariera à l’un ou l’autre de ses gens à blason clinquant, quelque fils d’aubergiste ou de palefrenier que tu devras, en plus, remercier humblement de vouloir bien accepter de t’épouser, toi, une d’Asselnat, dont les ancêtres sont entrés dans Jérusalem aux côtés de Godefroi de Bouillon et dans Tunis avec Saint Louis ! L’homme auquel je pense ne te demandera rien... et ton fils sera prince !

Le dur rappel à ses origines cingla Marianne. En un éclair, elle revit, dans son cadre d’or, la silhouette racée, le beau visage hautain de son père puis, sur l’écran brumeux du souvenir, celui, plus ingrat mais plus tendre et tout aussi fier, de sa tante Ellis. Leurs ombres ne seraient-elles pas en droit de se détourner avec colère d’une fille incapable d’accepter le sacrifice qu’exigeait l’honneur, eux qui avaient subordonné leur vie entière à ce même honneur... et cela jusqu’à la suprême abnégation ? Pour la première fois, Marianne sentit qu’elle appartenait toujours à ce vieil arbre dont les racines plongeaient au plus profond de la terre d’Auvergne et dont la tête, si souvent, avait frôlé le ciel ; elle aperçut, comme s’ils se fussent tout à coup levés des ombres de cette bibliothèque, la longue lignée de ses ancêtres français et anglais qui, tous, avaient lutté, souffert pour conserver intacts leur vieux nom et ce principe d’honneur que l’époque actuelle s’efforçait d’oublier. Alors, d’un seul coup, elle capitula.