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En fait, c’était une double lettre. La première était adressée au consul des Etats-Unis, Robert Patterson, et le priait de vouloir bien faire parvenir, au plus vite, la seconde à destination. Mais Marianne ne se dissimulait pas que cette seconde lettre était un peu semblable à la bouteille que jette à la mer le naufragé accroché à son rocher désert. Où était Jason Beaufort, à cette heure ? Sur quelle mer naviguait le navire dont Marianne n’avait jamais voulu savoir le nom ? Un mois était si court et le monde était si grand !... Pourtant, si hasardée qu’elle fût, Marianne n’avait pu se retenir de l’écrire, cette lettre, qui appelait à elle l’homme qu’elle avait si longtemps cru haïr et qui cependant, à cette heure, lui semblait le seul assez sûr, assez énergique, assez dévoué... assez homme vrai enfin pour qu’elle osât lui demander son nom pour l’enfant de Napoléon.

Jason, habitué dès l’enfance à empoigner la vie par les cornes, à lutter contre elle à mains nues, Jason qui n’acceptait pour maître que l’océan, Jason des quatre vents et des quatre horizons... celui-là saurait les défendre et les protéger, elle et son enfant. Ne l’avait-il pas, jadis, suppliée de le suivre pour qu’elle pût trouver la paix et le repos dans son immense et libre pays ? Ne lui avait-il pas écrit : « Souvenez-vous que j’existe, et que j’ai une dette envers vous... » ? Maintenant, cette dette, Marianne allait lui demander de la payer. Il ne pourrait pas refuser puisque si Marianne en était là où le destin l’avait conduite, c’était un peu à cause de lui. Il l’avait arrachée, une nuit, des carrières de Chaillot et des griffes de Fanchon-Fleur-de-Lys. Maintenant, il fallait à tout prix qu’il vînt et qu’il l’arrachât à cet inconnu mystérieux que son parrain voulait lui faire épouser. Il le fallait !

C’était, pour Marianne, la seule chance d’accepter, sans horreur, le mariage inévitable.

Pourtant, elle le savait, en appelant Jason auprès d’elle, Marianne s’engageait dans la voie du plus cruel sacrifice, celui qu’elle avait, tout à l’heure, repoussé avec désespoir en face de son parrain : elle renonçait à vivre dans l’orbite de Napoléon, elle se condamnait à se séparer de lui, pour toujours peut-être. Jason, s’il consentait à donner son nom à l’enfant de Marianne, n’était pas homme à accepter du même coup un rôle de grotesque, de mari postiche ou de complaisant. Devenu l’époux de Marianne, et même s’il n’en exerçait pas les droits, faveur qu’elle se faisait forte d’obtenir, Marianne n’en devrait pas moins le suivre et accepter d’aller vivre là où il le désirerait, très certainement en Amérique... Un océan la séparerait de l’homme qu’elle aimait, elle ne vivrait plus sous le même ciel, ne respirerait plus le même air... mais n’était-elle pas déjà séparée de lui par cette femme qui avait maintenant sur lui tous les droits, qui se dressait entre eux comme une barrière difficile à franchir ? Seul, l’enfant resterait et, par lui, Marianne savait qu’elle demeurerait attachée à son amour mieux encore que par les liens charnels. Il faudrait bien que cela lui suffît pour orienter sa vie et lui conférer un intérêt.

Quant à Jason, Marianne n’osait s’interroger sur le genre de sentiments qu’il lui inspirait. Affection, estime, tendresse ou simple amitié ? C’était si difficile à démêler ! Confiance, en tout cas, confiance totale, absolue en son courage, en sa valeur d’homme. Avec lui, l’enfant trouverait un père capable de lui inspirer respect, admiration... peut-être amour. Et Marianne elle-même trouverait auprès de lui, sinon le bonheur, du moins la sécurité car, entre elle et tous ceux qui, jusque-là, avaient fait peser sur elle une quelconque menace, Jason saurait interposer sa force, le rempart de ses larges épaules et de son énergie. Il n’y aurait plus de Napoléon... pour Marianne et son enfant, mais pas davantage de Francis Cranmere ou autre triste sire. Ceci compenserait un peu cela et le mystérieux candidat du cardinal ne pourrait certainement pas lui en offrir autant... Mais Jason serait-il prévenu à temps ? S’il était en Amérique, ce n’était même pas la peine d’y songer !...

Lasse de rêver auprès de son feu éteint, Marianne se leva, s’étira et se dirigea vers son lit. Elle avait froid tout à coup. Et puis la fatigue de cette terrible journée l’accablait maintenant. Dormir ! C’était le seul bien souhaitable ! Rêver peut-être à ce pays lointain dont, un soir, dans le pavillon de l’hôtel de Matignon, Jason Beaufort lui avait parlé avec une attirante nostalgie...

Marianne laissa tomber son peignoir, ouvrit son lit. Mais comme elle allait s’y glisser, elle entendit frapper à sa porte.

— Dormez-vous déjà ? chuchota une voix étouffée.

C’était Arcadius enfin rentré, très certainement bredouille de sa chasse à l’argent... et le repos n’était pas encore pour tout de suite. Avec un soupir, Marianne songea qu’il allait falloir lui raconter à peu près tout ce qui s’était passé, sauf ce qui concernait l’enfant et le mariage projeté. Cela, et jusqu’à nouvel ordre, c’était son secret...

— Je viens ! fit-elle à haute voix.

Puis, ramassant son peignoir de dentelle et de batiste, elle l’enfila et alla ouvrir sa porte.

7

LES BALADINS DU BOULEVARD DU TEMPLE

Le moment redoutable était proche. L’heure était venue de rejoindre Francis avec l’argent, mais rien ne distinguait Marianne et Arcadius des autres badauds parisiens quand, vers la fin de l’après-midi du lendemain, ils se mêlèrent à la foule qui se pressait quotidiennement autour des théâtres en plein vent, des baraques foraines et des cafés composant la majeure partie du boulevard du Temple. Vêtue d’une robe de mérinos couleur châtaigne ornée seulement de minces rubans de velours ton sur ton et d’une petite fraise de mousseline blanche, coiffée d’une capote « à l’Invisible » en même velours ornée seulement d’un bouillonné de mousseline sous la passe, une cape brune sur les épaules, Marianne, calme en apparence malgré le malaise qui l’habitait, avait tout à fait l’air d’une jeune bourgeoise venue contempler les merveilles du célèbre boulevard. Arcadius, en chapeau de feutre, cravate noire et habit gris « souris effrayée », lui donnait gravement le bras.

Ils avaient laissé leur voiture derrière les jardins du Café Turc. Le temps était beau et, sous les ormes du célèbre boulevard, de nombreux groupes allaient et venaient, d’un éventaire de pâtissier à un marchand d’oubliés, d’une tente de baladins aux baraques en planches qui constituaient autant de petits théâtres, avides de tout voir dans cette sorte de foire perpétuelle, paradis des funambules, des bateleurs en tous genres... et des Parisiens. Ceux-ci qui, pour la plupart, avaient dîné à cinq heures cherchaient dans la promenade sous les arbres autant une heureuse digestion qu’un spectacle amusant pour la soirée.

Au milieu d’un vacarme infernal de cris, de musique, de boniments hurlés sur un contrepoint fait d’aigres appels de trompettes et du lourd battement des grosses caisses, on s’arrêtait devant l’Espagnol incombustible, un maigre garçon olivâtre en costume clinquant qui buvait de l’huile bouillante et se promenait sur des fers rougis sans paraître autrement incommodé, devant le chien tireur de cartes, devant les puces savantes qui traînaient des carrosses miniatures ou se battaient en duel avec des épingles. Sur un tréteau drapé d’orange et de bleu, un grand vieillard barbu à tête de patriarche déclamait :