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Marianne connaissait trop Adélaïde pour imaginer sans peine comment elle avait pris son enlèvement et sa captivité. Fanchon-Fleur-de-lys, malgré son cynisme et son audace, avait dû trouver à qui parler et il était bien possible, après tout, que l’intrépide demoiselle ait réussi à s’échapper. Mais, dans ce cas, où était-elle ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée rue de Lille ?

Francis maintenant s’impatientait. Depuis quelque temps déjà, il jetait des regards de plus en plus nombreux vers l’entrée où venait d’ailleurs d’apparaître un immense grenadier de la Garde, si fastueusement barbu que sa tête surmontée du haut bonnet à plumet rouge et ornée, de surcroît, de longues moustaches à la Gauloise semblait appartenir à quelque animal étrange tant elle était poilue.

— Finissons-en ! gronda Francis. Je n’ai déjà que trop perdu de temps ! J’ignore où est cette vieille folle, mais vous la retrouverez bien un jour. L’argent !

— Rien à faire, articula énergiquement Marianne. Vous ne l’aurez que lorsque j’aurai ma cousine.

— Croyez-vous ? Moi, je dis que vous allez me le donner immédiatement ! Allons ! Vite ! Passez-moi ce portefeuille, mon petit bonhomme, sinon...

Brusquement, Marianne et Jolival virent pointer, dans l’entrebâillement du manteau de Francis, un pistolet dont la gueule noire vint menacer directement le ventre de la jeune femme.

— Je savais que vous feriez des histoires à cause de la vieille, grinça lord Cranmere. Alors, l’argent ou je tire ! Et ne bougez surtout pas, vous, l’homme de confiance, sinon...

Le cœur de Marianne manqua un battement. Elle lut sa mort sur le visage soudain décomposé de Francis. Telle était sa soif d’or qu’il n’hésiterait sûrement pas à tirer, mais elle refusa de lui montrer sa peur. Prenant une profonde respiration, elle se redressa de toute sa taille.

— Ici ? fit-elle avec dédain. Vous n’oseriez pas !

— Pourquoi ? Il n’y a personne, que ce soldat... et il est trop loin. J’aurais le temps de fuir.

En effet, le grand grenadier se promenait tranquillement, les mains au dos, à travers les figures de cire. Il s’approchait lentement de la table impériale et ne regardait pas de ce côté. Francis avait le temps de tirer plusieurs fois.

— Non ! Il est trop tard et je n’ai pas le temps. Il me faut l’argent pour retourner en Angleterre où j’ai à faire. Alors, donnez vite sinon je le prends de force et, avant de partir, je trouverai bien le temps de distribuer mes petits papiers jaunes. Leur effet sera ce qu’il sera... Il est vrai qu’une fois morte... vous n’aurez plus à vous en soucier beaucoup.

Le pistolet s’agitait dangereusement au bout des doigts de Francis. Marianne jeta autour d’elle un regard éperdu. Oh ! pouvoir appeler ce soldat !... Mais, tout à coup, il avait disparu... Francis était le plus fort. Il fallait capituler.

— Donnez-lui l’argent, mon ami, dit-elle d’une voix blanche, et qu’il aille se faire pendre ailleurs.

Sans un mot, Arcadius tendis le portefeuille. Francis le prit avec avidité, l’escamota sous son grand manteau. Le pistolet, lui aussi, disparut, au soulagement de Marianne qui, un instant, avait lu la folie dans les yeux glacés de Francis et craint qu’il ne tirât malgré tout. Elle ne voulait pas mourir, surtout de cette manière stupide. La vie, elle ne savait trop pourquoi, avait acquis à ses yeux un prix extraordinaire. Elle avait trop de choses à lui donner encore, à commencer par l’enfant, pour que Marianne acceptât de la perdre ainsi, sous les balles d’un forcené. Francis ricana, répondant à ses derniers mots.

— N’y comptez pas trop ! Les gens de ma trempe ont la vie dure, vous êtes payée pour le savoir. Nous nous reverrons, douce Marianne ! Souvenez-vous que ceci ne vous accorde qu’un an de tranquillité ! Profitez-en !

Touchant son chapeau d’un doigt insolent, il s’éloignait déjà entre les dignitaires de la Cour figés en des gestes pompeux quand, brusquement, il s’effondra. Surgi de derrière la gigantesque effigie du maréchal Augereau, le grenadier venait de lui tomber dessus.

Stupéfaits, Marianne et Arcadius regardèrent les deux hommes se livrer dans la poussière un combat sauvage. Le grenadier avait l’avantage de la taille et du poids mais Francis, entraîné comme tout noble Anglais à de nombreux sports, était d’une souplesse et d’une vigueur peu communes. Surtout, une rage folle le possédait de se voir ainsi arrêté au moment même où, une fortune sous le bras, il allait partir vers quelques mois de la vie fastueuse qu’il aimait. En luttant, il poussait des cris de colère alors que l’autre, silencieux, se battait sans un mot, cherchant à maîtriser sous son poids un adversaire aussi glissant et remuant qu’une anguille. S’appuyant l’un sur l’autre, les deux combattants s’étaient relevés et, tête contre tête, leurs mains nouées comme des pierres scellées, ils s’affrontaient, soufflant et grognant comme deux taureaux, dans une arène.

Un coup de genou, appliqué traîtreusement, assura la victoire à l’Anglais. Avec un gémissement de douleur, le grenadier se plia en deux, tomba sur les genoux, tenant son ventre. Sans s’attarder à lui laisser reprendre son souffle, Francis ramassa la serviette qui avait glissé jusque près de la porte et, haletant, s’enfuit en titubant. D’un même mouvement, Marianne et Arcadius se précipitèrent vers son adversaire malheureux pour l’aider à se relever. Mais l’homme, toujours à genoux, portait déjà un sifflet à sa bouche et en tirait un appel strident.

— Je dois me rouiller, ou alors je bois trop ! commenta-t-il avec bonne humeur. De toute façon, t’ira pas loin. Bien sûr, j’aurais préféré le cueillir moi-même ! Il m’a fait un mal de chien... sans compter ce qu’il m’a fait courir ! C’est égal ! Ça fait plaisir de te revoir, petite !

Il se relevait, sous les yeux d’une Marianne incrédule qui écoutait avec une joie à laquelle elle n’osait croire une voix bien connue sortir de tout cet appareil de barbe, de moustache et de cheveux.

— Ce n’est pas possible ? murmura-t-elle. Je rêve ?

— Hé non, c’est bien moi. On se souvient encore de son oncle Nicolas ? J’avoue que ça a été une vraie surprise de te reconnaître tout à l’heure ! Je ne m’attendais pas à toi !

— Nicolas ! Nicolas Mallerousse ! soupira Marianne ravie tandis que le revenant se débarrassait tranquillement de ses postiches superflus. Mais d’où sortez-vous ? J’ai si souvent pensé à vous !

— Moi aussi, petite, j’ai souvent pensé à toi ! Quant à l’endroit d’où je sors, c’est toujours le même : l’Angleterre ! Il y a longtemps que je file l’animal qui vient de me glisser si prestement entre les doigts... mais qui doit être actuellement aux mains de mes collègues ! Il est malin, habile. Pour tout dire, j’avais perdu sa trace à Anvers et j’ai eu quelque peine à le retrouver ici.

— Pourquoi le suiviez-vous ?

— J’ai des comptes à régler avec lui... des comptes singulièrement lourds et que j’entends lui faire payer jusqu’au dernier centime ! Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais ? Les voilà qui reviennent.

Francis Cranmere, en effet, réapparaissait dans le salon des figures de cire, mais cette fois solidement maintenu par quatre vigoureux policiers. Malgré ses mains liées, il se débattait encore comme un diable et ses gardiens devaient le porter ou le traîner plus qu’il ne marchait. Blême, il écumait de fureur, jetant des regards meurtriers à la foule qui s’amassait à l’entrée de la maison et que des gendarmes écartaient de leur mieux.

— On l’a, chef ! dit l’un des policiers.

— C’est bien ! Conduisez-le-moi à Vincennes et sous bonne garde, hein ?