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— Partez, vous n’avez en effet plus rien à faire ici. Dites-moi seulement où je peux vous retrouver. Moi, je reste puisque je n’ai pas trouvé sur l’Anglais les papiers que je cherchais. Ils ont encore une chance de venir sur quelqu’un d’autre. C’est ce quelqu’un qu’il me faut attendre.

— Quelqu’un qui doit venir ici ?

— Je le suppose... Maintenant, sauve-toi, petite. Tu as eu de la chance que nous nous connaissions depuis longtemps, sinon, toi et ton ami, je vous embarquais avec l’Anglais ! Ce qui doit suivre ne te regarde pas. Et ne t’en fais pas pour ses menaces ! Il n’est pas prêt de les mettre à exécution.

Marianne avait très envie de poser encore des questions. Depuis que Black Fish était entré en scène, il régnait ici une atmosphère de mystère que renforçait encore la lumière pauvre des quinquets au moyen desquels le sieur Curtius s’efforçait de remédier à la chute du jour. Mais elle comprenait qu’il ne lui était pas possible de s’immiscer ainsi dans les secrets d’Etat ni dans les opérations de police. Celle qui venait de se dérouler... et qui, peut-être, la débarrasserait de Francis, lui suffisait. Elle avait pleine confiance en Black Fish. Ni les hommes ni les éléments n’avaient de prise sur lui. Dans son bateau ravagé par la tempête, comme dans sa maison de Recouvrance, ou sous n’importe quel déguisement, il avait quelque chose d’indestructible et Francis avait en lui un adversaire à sa taille...

Tandis qu’Arcadius griffonnait hâtivement leur adresse sur une feuille arrachée d’un calepin, elle tendit sa main au pseudo-grenadier... au moment précis où l’un des valets de cire de la table impérial éclatait en un prodigieux éternuement, beaucoup trop vigoureux et trop involontaire, surtout, pour qu’il soit désormais possible de garder un doute sur l’humanité réelle du personnage. D’ailleurs le malheureux, pris d’une sorte de crise, éternuait de plus belle en portant, à sa poche, une main tremblante pour en tirer sans doute un mouchoir. Mais Black Fish avait déjà bondi et, d’un revers de main, faisait voler, au milieu d’un nuage de poussière, la perruque soi-disant blanche qui coiffait le pseudo-valet de cire.

— Fauche-Borel ! s’écria-t-il. J’aurais dû m’en douter !

Avec un gémissement de terreur, l’interpellé sauta en arrière en bousculant un Roustan de cire qui s’effondra sur le plancher à grand fracas et prit ses jambes à son cou sans demander son reste. Black Fish se lança sur sa trace. Filant comme l’animal poursuivi qu’il était, le faux valet, qui était mince et de petite taille, se faufila entre les visiteurs ébahis qui n’eurent pas le temps de se reconnaître avant de prendre, de plein fouet, la masse imposante du faux grenadier. Arcadius se mit à rire et, saisissant Marianne par la main, voulut l’entraîner vers la sortie.

— Allons voir ! Cette fois, cela promet d’être amusant.

— Pourquoi ? Qui est ce Fauche...

— Fauche-Borel ? Un libraire suisse de Neufchâtel qui se prend pour le roi des agents secrets et qui sert sa fantomatique majesté Louis XVIII dans l’espoir d’être un jour chef de la bibliothèque royale. Il a toujours adoré les figures de cire. En fait, j’ai rarement vu un maladroit comme lui ! Venez donc, j’aimerais voir ce qu’en va faire votre pittoresque ami !

Mais Marianne n’avait aucune envie de se lancer sur la trace du faux grenadier et du faux valet de cire. L’affrontement avec Francis lui avait laissé un goût trop amer pour qu’elle pût s’amuser de quoi que ce soit et, malgré l’extrême confiance mise par elle en Black Fish, elle ne pouvait évoquer sans frissonner le dernier regard que lui avait jeté l’Anglais par-dessus le mouchoir qui lui fermait la bouche. Jamais la haine à l’état pur ne s’était offerte si nettement à elle, ni la cruauté implacable. Et en rapprochant ce regard de ce qu’avait raconté Black Fish, Marianne se sentait glacée d’horreur. C’était comme si, tout à coup, Francis dépouillant sa superbe apparence humaine, avait laissé surgir devant elle le monstre que cette apparence recouvrait car, jusqu’à présent, elle avait jugé lord Cranmere sans scrupules et sans la moindre honnêteté, de cœur sec et d’un égoïsme poussé au fanatisme, mais les paroles de Black Fish avaient ouvert devant ses yeux, en un abîme de cruauté sadique, les troubles perspectives d’un esprit habile et rusé mêlées aux aberrations d’un fou dangereux. Non, elle n’avait pas envie de chercher à son souci la moindre distraction. Elle avait envie de rentrer chez elle, de retrouver le calme de sa maison pour y songer à tout cela.

— Allez sans moi, Arcadius, dit-elle d’une voix blanche. Je vais retourner à la voiture pour vous y attendre.

— Marianne, Marianne ! Allons ! Réveillez-vous ! Cet homme vous a fait peur, n’est-ce pas ? Et ce que l’on vous a dit vous a recrue d’horreur ?

— Vous me comprenez si bien, mon ami ! fit-elle avec un petit sourire. Pourquoi me le demander alors ?

— Pour en être tout à fait sûr ! Mais, Marianne, vous n’avez plus rien à craindre ! L’Anglais est désormais sous les meilleurs verrous de France. Il ne s’en échappera pas.

— Avez-vous donc oublié ce que vous m’avez dit vous-même ? Cette facilité avec laquelle il se rend chez Fouché ? Ces accointances bizarres qu’il a auprès du ministre français de la Police, les plans de paix auxquels celui-ci travaille secrètement avec l’Angleterre. Black Fish, lui, les ignore. Il était là-bas. Il peut avoir une surprise désagréable, être désavoué...

Arcadius hocha la tête, reprit Marianne par le bras et l’entraînant lentement vers la sortie affirma gravement :

— Je n’oublie rien. Black Fish ignore les plans de son ministre mais, de son côté, Fouché ignore certainement l’affreuse activité de son hôte, de l’autre côté du détroit. Il ne peut rester insensible à la mort atroce que lui doivent certains prisonniers français. Relâcher ce monstre serait, selon moi, signer son propre arrêt de mort. Napoléon, qui aime réellement, profondément ses soldats, ne le lui pardonnerait jamais. Il est des crimes sur lesquels on ne peut passer l’éponge et, si vous voulez mon avis, Fouché, tout au contraire, s’arrangera pour que lord Cranmere soit si bien mis au secret... qu’il est très possible que l’on n’en entende plus jamais parler. Il n’y a pas que l’argent qui sache faire taire les gens dangereux. Soyez donc en paix et rentrons puisque vous le désirez.

Elle le remercia d’un sourire et s’accrocha fermement à son bras. Sur le boulevard la nuit était venue, mais une profusion de chandelles et de quinquets éclairaient comme en plein jour. Toutes les façades de tous les petits théâtres, le Cirque et les tréteaux des bateleurs étaient illuminés. Seul l’Epi-Scié était silencieux et morne, montrant seulement une pâle lueur derrière ses carreaux ternis. Mais une grosse foule, qui semblait singulièrement remuante, était attroupée devant la maison voisine, le Théâtre des Pygmées, où la parade était interrompue. Ses deux protagonistes debout au bord des planches, les mains aux genoux, regardaient avec stupeur ce qui se passait devant leur théâtre.

— Mais... on se bat ici ? s’exclama Jolival. Et je parierais que votre ami et Fauche-Borel sont dans cette mêlée ! Ils l’ont certainement déclenchée en fonçant à travers la foule. Cela semble d’ailleurs amuser prodigieusement messieurs Bobèche et Galimafré.

— Qui ?

— Ces deux pitres que vous voyez là-bas se taper sur les cuisses ! fit Arcadius en les désignant de sa canne. Ce beau garçon qui porte veste rouge, culotte jaune, bas bleus, perruque rousse et cet ahurissant tricorne dominé par un énorme papillon au bout d’un fil de laiton, c’est Bobèche. L’autre, le grand maigre dégingandé avec une figure interminable et le rire le plus niais que l’on puisse voir, c’est Galimafré. Il n’y a pas longtemps qu’ils sont au boulevard, mais ils ont déjà beaucoup de succès. Ecoutez-les rire et interpeller leur public.