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— Par les interstices des planches, continua Adélaïde en se taillant une large part d’un brie crémeux qui était son fromage préféré, je pouvais voir la cave qui prolongeait mon logis. Des tonneaux, des bouteilles vides ou pleines, des pots de toute sorte et un matériel complet de sommelier l’encombraient. On y respirait, en outre, une forte odeur de vin et d’oignons dont il pendait des chapelets au plafond. Aussi au vacarme de pas qui allaient et venaient sans cesse au-dessus de ma tête, aux voix plus ou moins avinées qui me parvenaient, je conclus que cette cave était celle d’un cabaret.

— J’espère au moins, fit Arcadius moqueur, que dans un lieu aussi bien fourni on ne vous a pas laissée mourir de soif ?

— De l’eau ! fit Adélaïde avec rancune, voilà tout ce que j’ai eu et du pain à peine mangeable ! Dieu que ce brie est bon ! J’en reprends !

— Mais, dit Marianne, vous avez tout de même vu quelqu’un dans ce bouge ?

— Bien sûr ! J’ai vu une abominable vieille, vêtue comme une reine et que l’on appelait Fanchon. Elle m’a laissé entendre que mon sort dépendait uniquement de vous et d’une certaine somme d’argent que vous deviez payer. Je dois dire que notre entretien a beaucoup manqué de cordialité et que la moutarde m’est montée au nez quand cette vieille a prétendu me donner des leçons de patriotisme. Oser vilipender l’Empereur et glorifier cette outre à deux pattes qui se fait appeler le roi Louis XVIII ! Ma foi, elle n’est pas près d’oublier la paire de claques que je lui ai administrée. Si on ne me l’avait pas ôtée des mains, je la tuais !

Jolival se mit à rire.

— Cela n’a pas dû l’inciter à améliorer votre ordinaire, ma pauvre Adélaïde, mais je vous félicite de tout mon cœur. Permettez que je baise cette main si fine et si vigoureuse.

— Voilà pour la prison, dit Marianne. Mais comment en êtes-vous sortie ?

— Je crois que, pour cela, il vaut mieux vous adresser à mon ami Bobèche. Il vous dira tout le reste.

— Oh ! c’est assez simple fit le jeune homme avec un sourire qui semblait s’excuser d’attirer l’attention sur lui, le cabaret de l’Epi-Scié étant notre voisin immédiat, nous y allons assez fréquemment, mon ami Galimafré et moi-même, pour nous rafraîchir. Ils ont un petit vin de Suresnes qui n’est pas désagréable. Je dois dire que nous y allons aussi pour voir et écouter, car nous n’avons pas été sans remarquer lès nombreuses allées et venues de personnages plus étranges que la normale, et nous n’avons pas tardé à découvrir que ce cabaret était un lieu plein d’intérêt. Personnellement, j’y vais assez peu souvent par prudence, mais Galimafré y fait de longues stations. Son air naïf, sa balourdise qui n’est, je vous le jure, qu’apparente, font que l’on ne se méfie pas de lui. On le croit simple d’esprit et l’on attribue son succès à son grand naturel. Or, Galimafré sous ses paupières tombantes et son air endormi cache un œil vif et un esprit alerte... l’un et l’autre tout au service de Sa Majesté l’Empereur, comme moi-même.

En prononçant le nom de l’Empereur, Bobèche se leva, son verre en main et salua. Ce qui lui valut un beau sourire de Marianne. Ce baladin lui plaisait. Peu importait qu’il fût le fils d’un tapissier du faubourg Saint-Antoine ! Débarrassé de son maquillage et de son costume trop voyant, il avait une sorte de distinction et une gentillesse auxquelles la jeune femme était sensible... comme d’ailleurs aux regards discrètement admiratifs dont il la couvrait. Elle était heureuse de plaire à un homme qui s’avouait aussi simplement fidèle serviteur de Napoléon. Un instant, elle se demanda s’il était l’un des nombreux agents de Fouché, mais qu’il le fût ou non n’avait après tout que très peu d’importance. A quoi bon s’attacher à la façon dont il servait son maître, puisqu’il le servait ? Par contre, elle remarqua aussi la mine émerveillée avec laquelle Adélaïde, oubliant de manger, écoutait le jeune homme. Et, un instant, elle se demanda s’il ne lui inspirait pas un peu plus que de la reconnaissance... Bobèche, cependant, poursuivait son récit :

— Galimafré remarqua l’autre soir que l’on descendait dans la cave de la maison un pain qui ne devait pas avoir grand-chose à y faire, à moins qu’il ne fût destiné à quelqu’un et, tard dans la nuit, nous sommes allés explorer la ruelle, le boyau plutôt, qui sépare notre Théâtre des Pygmées du cabaret. Nous savons depuis longtemps que, derrière un tas d’objets de rebus et d’ordures, il y a un soupirail qui ouvre sur la cave de l’Epi-Scié. Cela nous a permis d’être témoins d’un entretien assez orageux entre Mademoiselle et Fanchon Désormeaux. Cela nous a éclairés et...

— ... et la nuit suivante, conclut joyeusement Adélaïde, ils sont revenus avec des outils et une corde à nœuds. Les outils pour ouvrir le soupirail, la corde pour me tirer de la cave. Je ne me serais jamais crue aussi agile !

— Mais pourquoi n’être pas rentrée ici ? demanda Marianne.

— Bobèche m’a expliqué que c’était plus prudent. De plus, je ne pouvais traverser Paris couverte de charbon comme je l’étais. Enfin... j’avais appris qu’il pouvait être très intéressant de rester aux environs de l’Epi-Scié. D’ailleurs, Marianne, autant vous le dire tout de suite, je repars avec Bobèche. Nous avons à faire.

Marianne fronça les sourcils puis haussa les épaules.

— C’est stupide ! Que pouvez-vous avoir à faire là-bas ? Ces messieurs n’ont certainement aucun besoin de vous.

Ce fut Bobèche qui lui répondit, avec un sourire amical en direction de la vieille fille.

— C’est ce qui vous trompe. Mademoiselle. Votre cousine a bien voulu accepter de nous servir de caissière.

— De caissière ? fit Marianne abasourdie.

— Parfaitement ! affirma Adélaïde d’un ton plein de défi. Et ne venez pas me dire que ces modestes fonctions sont incompatibles avec mes nobles origines. J’ai appris, il n’y a pas si longtemps, qu’il n’est pas de sot métier.

Marianne, cette fois, rougit. L’allusion n’était que trop transparente. Elle serait, en effet, mal venue de reprocher à sa cousine ces curieuses fonctions, alors qu’elle-même était montée sur les planches. Théâtre pour théâtre, celui des Pygmées n’était pas plus méprisable que l’élégant Feydeau... mais depuis qu’elle savait le désir d’Adélaïde de repartir, elle se sentait envahie de tristesse. Ce n’était pas seulement en apparence que la vieille fille avait changé ; elle semblait tout à coup décidée à se lancer à corps perdu dans un bien curieux chemin et, de plus, elle y mettait une note de provocation qui blessait Marianne. Son regard croisa celui d’Arcadius par-dessus la table. Il lui sourit, cligna de l’œil puis, prenant la bouteille de Champagne, il emplit de nouveau le verre d’Adélaïde.

— Si c’est là votre vocation, ma chère, vous auriez tort d’y résister. Et... vous avez vraiment l’intention de rester caissière ? Ou pensez-vous tâter de la parade ?

— Pendant un temps tout au moins, fit-elle en riant. De toute façon, je vous l’ai dit, je ne risque rien, bien au contraire, alors qu’en demeurant ici nous pourrions voir se rééditer mon enlèvement et même vous mettre tous en danger. Cela, je ne le veux à aucun prix ! Et puis... l’aventure m’amuse : je veux savoir si les fameux papiers de l’ambassadeur Bathurst vont passer par l’Epi-Scié.