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— Au fait. Où donc est passé Gracchus ? Personne ici ne l’a vu de la journée et Samson manque à l’écurie.

Marianne se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux et bénit la semi-obscurité qui la dissimulait, mais elle ne put empêcher sa voix d’être un peu trop rapide un peu trop tendue en expliquant :

— Il m’a demandé... la permission de partir quelques jours en province... dans sa famille. Il a reçu de mauvaises nouvelles.

Marianne n’avait jamais su mentir mais, cette fois, cela nécessita un véritable effort. Elle maudit sa maladresse, persuadée qu’Arcadius allait tout de suite flairer le mensonge. Pourtant, sa voix à lui demeura calme, unie, en remarquant :

— Je ne savais pas qu’il avait de la famille en province. Je croyais que toute sa parenté se résumait à sa grand-mère qui est blanchisseuse à Boulogne, sur la route de la Révolte. De quel côté est-il allé ?

— Vers... Nantes, je crois, fit Marianne au supplice et incapable de trouver autre chose que cette semi-vérité tout de même un peu consolante.

Arcadius, d’ailleurs, ne poussa pas plus loin son interrogatoire, se contenta d’un « Ah ! très bien... » tellement détaché que la jeune femme eut l’impression qu’il pensait déjà à autre chose. Parvenu à la porte de la chambre de Marianne, il la salua galamment, lui souhaita une bonne nuit et s’éloigna en direction de ses propres appartements en chantonnant une ariette. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait preuve d’une gaieté semblable. Cela prouvait un esprit redevenu parfaitement libre et Marianne, en rentrant chez elle, se dit que, peut-être, il croyait fermement que Francis était désormais hors d’état de nuire.

Cela lui apporta une sensation de délivrance, une sérénité toute nouvelle et, cette nuit-là, Marianne dormit comme l’enfant qu’elle était encore un peu. Quelle chose était plus merveilleuse que la paix de l’âme ? Et, durant trois jours et trois nuits, Marianne la goûta pleinement, en même temps qu’un agréable sentiment de victoire sur elle-même et sur Francis.

Une idée s’était fait jour en elle que, durant ce temps de rémission, elle caressa tendrement. Si Black Fish gagnait lui aussi sa bataille, s’il parvenait à effacer Francis de la surface de la terre... l’annulation devenait sans objet. L’inquiétant mariage aussi. Elle serait veuve, libre et, n’ayant plus à craindre les attaques de Cranmere, elle pourrait, avec le père de son enfant, chercher une solution moins cruelle pour son amour.

Cent fois, elle fut sur le point de prendre une plume, du papier pour écrire à son parrain. Mais, chaque fois, l’impossibilité se dressait devant elle. Où écrire ? A Savone où était le Pape ? La lettre n’arriverait pas. Elle tomberait immanquablement entre les mains de Fouché. Non, mieux valait, à tout prendre, attendre que le cardinal se manifestât. Il serait temps alors de lui apprendre le changement survenu et ce serait peut-être lui qui proposerait une nouvelle solution... C’était si bon de rêver, de faire des projets qui n’étaient pas dictés par la contrainte !

C’est au matin du quatrième jour que tout cela vola en éclats. Le coup fut porté par un petit billet blanc, bien plié et très soigneusement cacheté, qu’Agathe porta à sa maîtresse qui paressait au lit. Sa lecture arracha un cri d’angoisse à la jeune femme et la jeta, éperdue, à bas de son lit. Prenant à peine le temps de passer un saut-de-lit, pieds nus, elle courut jusque chez Jolival qui prenait son petit déjeuner paisiblement en lisant le journal du matin. L’entrée en trombe de Marianne, blême et visiblement terrifiée, le fit se lever si brusquement que la table devant laquelle il était assis bascula entraînant dans sa chute tout le contenu du plateau qui se brisa en mille morceaux. Mais ce cataclysme en miniature n’intéressa personne. Incapable de proférer une seule parole, Marianne lui tendit le billet puis se laissa tomber dans un fauteuil en lui faisant signe de lire.

En quelques mots hâtifs et rageurs, Black Fish apprenait à sa jeune amie que lord Cranmere s’était enfui de Vincennes, de façon d’ailleurs inexplicable, que sa trace allait vers Boulogne et, sans doute, de là, vers l’Angleterre. Le Breton ajoutait qu’il se lançait à ses trousses. « Que Satan lui vienne en aide quand je mettrai la main sur lui, écrivait-il en guise de conclusion, ce sera lui ou moi... »

Plus maître de lui-même que ne l’était Marianne,

Arcadius n’en pâlit pas moins. Froissant la lettre entre ses mains, il la jeta rageusement dans la cheminée, puis revint vers la jeune femme qui, livide et les yeux clos, respirait avec peine et semblait sur le point de s’évanouir. Vivement, il lui administra quelques tapes sèches sur les joues puis, saisissant ses mains glacées, se mit à les frictionner.

— Marianne ! appela-t-il avec angoisse, allons, Marianne, remettez-vous ! Ouvrez les yeux ! Regardez-moi !... Marianne....

Elle ouvrit les paupières révélant à son ami deux lacs sombres habités par la terreur.

— Il est libre... balbutia-t-elle... Ils l’ont laissé s’enfuir... ce monstre ! Et, maintenant, il ne me lâchera plus ! Il va venir ici, il va vouloir se venger... Il me tuera... Il nous tuera tous !

Sa voix avait atteint un aigu insupportable. Jamais Arcadius n’avait vu Marianne en proie à une peur aussi atroce. Elle, toujours si brave, si prête à affronter le danger ! Ces quelques mots l’avaient menée aux portes de la folie. Il comprit que, pour l’en sauver, il fallait la rendre brutalement à elle-même, et que lui faire honte de sa peur était encore le meilleur moyen. Il se redressa, laissa tomber la main qu’il tenait encore.

— C’est pour vous que vous avez peur ? fit-il durement. N’avez-vous pas compris ce que vous dit Nicolas Mallerousse ? L’homme s’est enfui, certes, mais c’est vers l’Angleterre qu’il se dirige... vers l’Angleterre où, sans doute, il va reprendre ses activités de chasseur d’évadés ! Depuis quand avez-vous appris à trembler pour vous-même, Marianne d’Asselnat ? Vous êtes chez vous, entourée de serviteurs fidèles, d’amis, de gens comme Gracchus et moi-même ! Vous pouvez demander le secours de l’homme qui tient l’Europe dans sa main et vous savez qu’un impitoyable limier s’est attaché à celui que vous craignez, un homme prêt à y laisser sa vie. Et c’est pour vous que vous tremblez ? Songez plutôt à ces misérables que va jeter dans le plus affreux danger leur désir passionné d’échapper à une atroce misère et de redevenir des hommes libres !

A mesure qu’il parlait, appliquant les mots comme autant de coups de fouet, Jolival voyait les yeux de Marianne redevenir clairs, se charger d’incrédulité puis, peu à peu, de ce qu’il avait espéré y voir : la honte. Il vit aussi ses joues blêmes reprendre leur couleur et même s’enflammer. Elle se redressa, passa sur son visage une main qui ne tremblait plus qu’à peine.

— Pardon !... murmura-t-elle au bout d’un instant. Pardon ! J’ai perdu la tête ! C’est vous qui avez raison... comme toujours ! Mais quand j’ai lu cela... tout à l’heure, j’ai cru... que ma tête éclatait... que je devenais folle ! Vous ne pouvez pas savoir...

Doucement, Arcadius s’agenouilla près d’elle et posa ses deux mains sur ses épaules.

— Si... je devine ! Mais je ne veux pas que vous vous laissiez détruire par l’ombre de cet homme. Il est loin, sans doute, à cette heure et, avant de s’attaquer à la vôtre, c’est sa propre vie qu’il lui faudra défendre.

— Il peut revenir très vite... sous un déguisement.

— Nous ferons bonne garde.

— Et puis, vous voyez bien qu’il est plus fort que nous puisqu’il a pu s’enfuir... malgré les murailles, les chaînes, les portes énormes, les gardiens et même Black Fish... malgré ce qu’il a fait et ce que nous savons de lui !