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Arcadius se releva et, machinalement, remit la table sur ses pieds. Son visage de souris avait pris une expression sévère.

— Vous n’osez pas me dire que je me suis trompé, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est vrai. Je me suis trompé. Mais comment imaginer que Fouché oserait aller jusque-là ? Quel rôle joue donc ce misérable Anglais dans la trame politique qu’il a ourdie ?

— Un rôle très important, sans doute.

— Il n’est pas de projet politique, si important soit-il, qui mérite que l’on laisse la vie et la liberté de nuire à un démon. Marianne ! Il faut prévenir l’Empereur !

— Le prévenir ? De quoi ? De ce qu’un espion s’est échappé de Vincennes ? Il doit déjà le savoir.

— Sûrement pas. Il demanderait trop d’explications. Le rapport quotidien que lui fournit Fouché n’en parlera certainement pas. Allez le trouver, dites-lui tout... et à la grâce de Dieu !

— L’Empereur n’est plus là !

— Il est à Compiègne, je sais. Allez-y.

— Non. C’est à moi que je pensais en disant qu’il n’est plus là. Il ne désire pas me revoir maintenant... plus tard peut-être. Je vous ai dit comment nous nous étions quittés.

— Allons donc ! Il vous aime toujours !

— Peut-être... mais je ne veux pas en tenter la preuve actuellement ! J’aurais trop peur... de faire encore une erreur. Non, Arcadius, laissons-le à sa lune de miel... à ce voyage qu’il veut faire dans les provinces du Nord. A son retour, peut-être... Voyons comment les choses vont tourner et... faisons confiance à Nicolas Mallerousse. Sa haine est trop vive pour ne pas être efficace. Vous avez raison quand vous dites qu’avec ce genre de Némésis attachée à lui, lord Cranmere est en danger continuel.

Avec un soupir, Marianne se leva, repoussa d’un pied distrait les débris de la cafetière de Sèvres et alla se placer devant une glace. Son visage était pâle et creusé, mais son regard avait retrouvé son assurance. Le combat reprenait et elle l’avait tacitement accepté. Qu’il en soit comme l’avait décidé le destin !

Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, Jolival demanda, presque timidement :

— Vous ne voulez vraiment rien faire ? Vous voulez attendre ?

— Je n’ai pas le choix. Ne m’avez-vous pas dit que ces négociations secrètes de Fouché pouvaient être très bénéfiques pour la France. Cela vaut bien que l’on risque des vies humaines... même la mienne.

— Je vous connais, Marianne. Vous n’en montrerez rien, votre front demeurera serein, votre visage lisse et pur... mais vous allez mourir de peur au fond de vous-même.

Au seuil de la porte, elle se retourna vers lui, eut un pâle sourire :

— C’est bien possible, mon ami. Mais c’est une habitude à prendre... tout simplement ! Rien qu’une habitude.

8

UNE AUSSI LONGUE ATTENTE

Le temps semblait arrêté, pour Marianne, enfermée dans sa maison, par prudence autant que par manque total d’envie de sortir, les jours se succédaient, tous pareils, sans que rien ne vînt troubler la désespérante monotonie. La seule différence résidait en ce que le lendemain était plus long encore que le jour présent et le surlendemain pire que les deux précédents. Comme une impitoyable goutte d’eau, l’incertitude minait Marianne, changeant peu à peu son attente en angoisse...

Parti depuis plus de quinze jours, Gracchus n’avait pas encore reparu et cela devenait inexplicable. S’il avait chevauché nuit et jour comme il l’avait annoncé, il avait dû atteindre Nantes très rapidement... trois jours au plus. Remettre la lettre au consul des Etats-Unis ne demandait pas non plus beaucoup de temps et, en une bonne semaine, il aurait dû être rentré. Alors, pourquoi ce retard ? Que s’était-il passé ?... Les journées de Marianne s’écoulaient toutes dans un petit salon du premier étage, dont les fenêtres donnaient sur la cour d’entrée et sur la rue de Lille, à épier les bruits de la rue. Le pas d’un cheval lui faisait battre le cœur plus vite, laissant une déception quand il s’éloignait. C’était pire encore lorsqu’il s’arrêtait et quand le son un peu fêlé de la cloche d’entrée se faisait entendre. Marianne alors se jetait vers la fenêtre mais se retirait presque aussitôt, les larmes au bord des yeux parce que ce n’était pas encore Gracchus.

Les nuits devenaient peu à peu infernales. Marianne ne dormait plus qu’à peine et très mal. La claustration volontaire, l’absence d’exercice physique, son état et l’anxiété chassaient le sommeil. Elle usait ses interminables heures d’insomnie à échafauder toutes sortes d’hypothèses, plus folles les unes que les autres, touchant Gracchus. La plus affreuse de toutes celles qui la laissait tremblante et baignée de sueur dans son lit brûlant étant que le pauvre garçon avait dû être victime d’une attaque. Les routes étaient peu sûres, infestées de brigands malgré la sévère police impériale. Un cavalier solitaire était une proie facile et il y avait tant de broussailles où l’on pouvait laisser pourrir un corps sans que l’on s’en aperçût avant des semaines. Marianne s’affolait à la pensée que, s’il était arrivé quelque chose à son fidèle cocher, personne ne viendrait le lui dire. Elle attendait peut-être en vain le retour d’un ami dévoué et une réponse qui ne viendrait jamais.

Une seule éclaircie dans toute cette grisaille : de Compiègne, Napoléon lui avait fait parvenir un court billet dont l’écriture avait accéléré la course de son sang mais dont la teneur l’avait laissée désenchantée :

« Ma bonne Marianne. Quelques mots en hâte pour t’assurer que tu occupes toujours mon esprit. Veille bien à une santé qui m’est chère et à une voix qui, au retour de mes voyages, saura alléger le poids des affaires de l’Etat qui accablent ton N... »

Le poids des affaires de l’Etat ? Paris était vide et calme, toute la Cour s’étant transportée à Compiègne, mais la « bonne Marianne » savait, par Arcadius qui, lui, ne demeurait pas enfermé, que les plaisirs de la cour et de la lune de miel occupaient l’Empereur infiniment plus que les affaires de l’Etat qu’il paraissait, au contraire, fuir avec obstination ces temps-ci. Ce n’étaient que bals, chasses, promenades, théâtre et plaisirs de toute sorte et, hormis une présidence du Conseil de la Maison Impériale et une audience à Murat au sujet des questions italiennes, l’Empereur n’avait pas fait grand-chose... Bien sûr, c’était gentil de lui avoir écrit mais, chose qu’elle aurait cru impensable quelques semaines plus tôt, Marianne avait jeté le billet sur la cheminée puis, avec un soupir et sans plus le regarder, elle était retournée à son tourment.

Si grand était son désir de voir revenir Gracchus et d’apprendre si elle pouvait espérer la venue de Jason, que même la peur folle que lui avait inspirée la nouvelle de l’évasion de lord Cranmere s’était atténuée. Elle ne tressaillait plus à chaque bruit insolite entendu dans la nuit, elle ne s’effrayait plus quand, de sa fenêtre, elle apercevait dans la rue une silhouette rappelant celle de l’Anglais. Il y avait Black Fish en qui elle avait mis sa confiance et puis elle savait que l’arrivée de Jason serait le meilleur remède contre la peur. S’il acceptait de la prendre, pour toujours, sous sa protection, les menaces de dix Cranmere déchaînés contre elle ne lui feraient plus peur. Jason était fort, audacieux, le type même de l’homme auprès duquel il devait faire bon être une femme. Il fallait qu’il vînt, il le fallait absolument... Mais Dieu que c’était long !...

Il y avait cependant quelqu’un, en dehors du fidèle Jolival, que Marianne aurait aimé voir : c’était Fortunée Hamelin. En effet, si la panique inspirée par Francis avait diminué, la jeune femme n’en avait pas moins longuement réfléchi à cette évasion extraordinaire. Elle n’en avait recueilli aucun détail, mais il apparaissait assez clairement que, sans l’aveu du ministre de la Police, elle n’aurait pu avoir lieu. Or, elle ne pouvait admettre qu’un ministre de Napoléon se fût abaisser à cela : bafouer le dévouement de ses propres agents, libérer un criminel dangereux, un mortel ennemi de son pays. Et Fortunée, qui savait tant de choses, Fortunée qui, sans doute, faisait partie de l’immense foule des agents de Fouché par dévouement envers Napoléon, Fortunée peut-être aurait pu éclaircir le mystère. Mais Fortunée, prise par son renouveau d’amour pour le beau Fournier-Sarlevèze, avait disparu comme l’avait prédit Jonas, son majordome noir.