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— Je viens, dit-elle enfin, mais ne m’invite pas à ton souper. Je n’accepterai pas !

— Mais... je ne t’invite pas non plus. C’est un souper à deux, ma toute belle. Et un souper à deux perd tout son charme quand on y ajoute un troisième convive.

— Ah ! je comprends ! Tu attends le retour de ton hussard.

Cette suggestion parut du plus haut comique à Mme Hamelin, car elle éclata de rire, ou plutôt elle se mit à roucouler joyeusement, ce qui était sa manière à elle de rire.

— Tu n’y es pas du tout ! Au diable Fournier ! C’est un autre hussard que j’attends, si tu veux savoir.

— Mais... qui cela ? fit Marianne tout de même un peu abasourdie devant cette Fortunée qui était arrivée chez elle crachant le feu, en pleine fureur jalouse, et qui maintenant parlait tout tranquillement de souper, dès le lendemain, avec un autre homme. Les rires de la créole reprirent de plus belle.

— Qui ? Mais voyons, Dupont, l’éternel adversaire de Fournier, l’homme qui lui avait si bien lardé l’épaule l’autre soir ! C’est un garçon tout à fait charmant, tu sais ?... Et tu n’imagines pas comme la vengeance peut avoir un goût agréable avec lui ! Va t’habiller !

Marianne ne se le fit pas répéter. Essayer de comprendre quelque chose à la logique de Fortunée était, pour le moment, tout à fait en dehors de ses possibilités. Sans parler de sa morale. Vraiment, c’était une femme peu ordinaire que Mme Hamelin.

Une heure plus tard, Marianne se retrouva trottant aux côtés de son amie sous les galeries du Palais-Royal où se trouvaient les meilleures maisons d’alimentation. Il faisait beau, un clair soleil faisait briller les jeunes feuilles des arbres, le jet d’eau dans son bassin et les yeux des jolies filles qui se pressaient dans ce lieu voué depuis si longtemps au plaisir sous toutes ses formes.

Marianne se sentit revivre un peu. On passa d’abord chez Hyrment, où la créole commanda un panier de truffes fraîches, de la moutarde Maille et des condiments variés en déclarant qu’il n’était jamais mauvais d’encourager les hommes à se montrer galants envers les dames. De là, on alla chez Cheret, le spécialiste du gibier de plume et de poil. C’était un étroit magasin où les clients s’entassaient tant bien que mal entre des barils de harengs et de sardines fraîches, des bourriches d’huîtres, des paniers d’écrevisses, tandis que deux chevreuils pendus de chaque côté de la porte montaient la garde. Avec amusement, Marianne reconnut le célèbre Carême au nombre des clients. Flanqué de deux valets compassés et de trois aides de cuisine chargés de grands paniers, le chef de Talleyrand, habillé en bourgeois cossu, faisait son choix avec toute la gravité d’un joailler procédant à un assortiment de gemmes précieuses.

— Il y a trop de monde, dit Fortunée, et puis Carême en a toujours pour un temps fou. Nous reviendrons. Allons chez Corcellet.

A l’extrémité de la galerie de Beaujolais, le célèbre épicier ouvrait son vaste magasin, véritable paradis des gourmands et des gourmets. On y trouvait, servis par une nuée de garçons attentifs, la mortadelle de Lyon, les foies gras de Strasbourg ou du Périgord, le saucisson d’Arles, les terrines de Nérac, les langues de Troyes, les mauviettes de Pithiviers, les poulardes du Mans, sans compter les pains d’épices de Dijon ou de Reims, les pruneaux d’Agen, les pâtes de fruits de Clermont et aussi la véritable Cotignac.

La clientèle y était huppée. Fortunée désigna discrètement à son amie deux ou trois femmes de la haute société venues là pour passer commandes. L’une, courtaude, joviale et sympathique semblait avoir à ses pieds tout le personnel qu’elle traitait avec familiarité.

— Une excellente femme, cette maréchale Lefebvre, chuchota Mme Hamelin, mais pas duchesse de Dantzig pour un sou ! On dit qu’elle a été blanchisseuse et les distinguées pimbêches de la Cour la traitent de haut, mais elle ne s’en émeut guère. Si elle a, en effet, des mains de blanchisseuse, elle a, bien plus que les autres, un cœur de duchesse ! Je n’en dirais pas autant de celle-là, ajouta-t-elle en désignant discrètement une grande femme brune, un peu maigre mais pourvue de magnifiques yeux noirs, qui arborait une toilette un peu trop fastueuse pour le matin et donnait des ordres avec une hauteur qui frisait la vanité.

— Qui est-ce ? demanda Marianne qui avait déjà vu cette femme, mais avait oublié son nom.

— Eglé Ney. Elle est de bonne famille bourgeoise et fille d’une femme de chambre de Marie-Antoinette, mais le souvenir de son origine, le sentiment de sa grande fortune et du renom de son époux lui ont donné une sorte de snobisme royal regrettablement banlieusard. Vois le mal qu’elle se donne pour ne pas s’apercevoir de la présence de Mme Lefebvre ! Les hommes sont frères d’armes, les femmes se détestent. C’est une représentation assez fidèle de la cour des Tuileries.

Mais Marianne n’écoutait plus. Debout près de la vitrine, elle observait, depuis un instant, une silhouette de femme qui venait de sortir du café voisin et, arrêtée sur le seuil, semblait prendre le vent. Une silhouette qu’elle croyait bien reconnaître.

— Eh bien, s’étonna Fortunée, que regardes-tu là ? Je t’assure que ce café des Aveugles n’offre aucun intérêt pour toi. C’est un lieu assez mal famé où se mélangent des prostituées, des souteneurs, des mauvais garçons et quelques provinciaux que l’on y attire pour les plumer proprement.

— Ce n’est pas le café... c’est cette femme, avec son châle rouge et sa robe gris souris. Je suis certaine de la connaître ! Je... Oh !...

La femme au châle rouge avait tourné la tête et Marianne, plantant là son amie sans autre explication, se précipitait au-dehors poussée par une impulsion dont elle n’avait pas été la maîtresse. Cette fois, elle avait nettement reconnu la femme. C’était la Bretonne Gyven, la maîtresse de Morvan le Naufrageur qui, depuis la fameuse nuit de Malmaison, avait retrouvé sa place dans les prisons impériales.

Peut-être n’y avait-il pas tant à s’étonner de retrouver à Paris, vêtue comme une petite-bourgeoise modeste, la fille sauvage des rochers de Paganie. Après tout, si Morvan était à Paris, même en prison, pourquoi donc sa maîtresse n’y serait-elle pas, elle aussi ; mais une voix mystérieuse, dont elle eût été bien incapable de préciser la provenance, soufflait à Marianne que ce n’était pas uniquement pour se rapprocher de son amant captif que Gwen était à Paris. Il y avait autre chose... Mais quoi ?

Sans se presser, la Bretonne suivit la galerie de Beaujolais. Elle affectait un maintien modeste, presque timide, baissant la tête pour que son visage se trouvât autant que possible à l’abri des bords de sa capote grise, simplement ornée d’une coque de ruban rouge. Visiblement, elle ne voulait pas risquer d’être confondue avec les nombreuses filles de joie qui, toutes outrageusement fardées et abondamment décolletées, arpentaient les galeries du Palais-Royal. Marianne pensa qu’en dissimulant si soigneusement sa réelle beauté, Gwen ne voulait pas non plus courir le danger d’attirer l’attention d’un des nombreux oisifs qui erraient dans ce lieu voué au plaisir et de se faire accoster.

Pour ne pas risquer le même inconvénient, Marianne avait, d’ailleurs, vivement baissé devant son visage le grand voile vert amande qui drapait son propre chapeau. Cela lui permettait, de plus, de suivre la Bretonne sans être reconnue.

L’une derrière l’autre, les deux femmes parcoururent la galerie jusqu’à l’ancien théâtre de la Montansier. Là, Gwen prit à gauche, sous la voûte à colonnes qui menait à la rue de Beaujolais. Avant de s’engager dans la rue, néanmoins, Gwen s’était retournée une fois ou deux, ce qui avait immédiatement incité Marianne à la prudence. Elle s’était arrêtée à l’abri de l’une des imposantes colonnes de pierre, semblant s’intéresser à l’entrée du fameux restaurant Le Grand Véfour. Puis, prudemment, elle jeta un regard dans la rue.