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Gwen était arrêtée, un peu plus loin, auprès d’une voiture noire qui stationnait, une voiture noire qui en rappela singulièrement une autre, toute semblable, à Marianne et réveilla de proches et peu agréables souvenirs. La Bretonne et le cocher, dont le visage était dissimulé par le collet relevé de son manteau, échangèrent quelques paroles sur le mode animé, puis la fille revint vers l’endroit où se tenait Marianne, mais celle-ci remarqua qu’elle jetait plusieurs coups d’œil à l’intérieur du célèbre restaurant que fermaient de larges vitres gravées. Elle avait l’air de s’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un qui se trouvait au Grand Véfour.

L’impression de Marianne se confirma en voyant que Gwen demeurait sous la voûte et commençait à y faire les cent pas. Du coup la jeune femme recula jusque dans la galerie de Beaujolais, mais sans perdre de vue son ancienne ennemie, dont le comportement lui paraissait au moins étrange. Heureusement, il passait beaucoup de monde entrant ou sortant des fameux jardins et le manège des deux femmes passa à peu près inaperçu. A ce moment, d’ailleurs, Fortunée Hamelin rejoignit enfin son amie.

— Me diras-tu ce qui s’est passé ? demanda-telle. Tu as quitté la boutique de Corcellet comme si tu étais poursuivie.

— Je n’étais pas poursuivie, mais je souhaitais suivre quelqu’un. Faisons quelques pas, si tu le veux bien, ma chère Fortunée, afin que l’on ne nous remarque pas trop.

— Comme c’est aisé ! ironisa la créole. Malgré ton voile baissé, tu as une tournure qui attire l’œil, ma chère... et sans parler de la mienne dont je ne suis pas trop mécontente. Mais marchons, puisque tu le veux ! C’est toujours cette femme grise et rouge qui t’occupe ? Qui est-elle donc ?

En quelques mots, Marianne eut mit Fortunée au courant et la folle jeune femme convint alors qu’il y avait vraiment là matière à réflexion. Pourtant, elle objecta :

— Tu ne crois pas que cette femme cherche simplement... à gagner sa vie ? Elle est très jolie et il y en a, parmi les filles qui fréquentent ici, quelques-unes qui misent sur le genre respectable. D’après ce que tu m’en as dit, ce n’est pas une nature si farouche, du moins envers les hommes.

— C’est possible, mais je ne le crois pas. Sinon, pourquoi cette voiture qui attend dans la rue, pourquoi reste-t-elle devant ce restaurant, à aller et venir sans quitter la porte des yeux. Elle attend quelqu’un, cela est certain et moi je veux savoir qui !

— Il est évident, soupira Fortunée, que les relations de ce genre de femmes peuvent intéresser certaines personnes... entre autres notre ami Fouché. Après tout, voyons la suite ! Ce sera peut-être plein d’intérêt.

Bras dessus bras dessous, au pas lent de la flânerie, les deux femmes firent mine de se diriger vers le quinconce de tilleuls et de thuyas qui ornaient le centre du jardin, mais ne tardèrent pas à revenir vers leur point de départ. Elles semblaient tenir une conversation animée qui se perdait dans le brouhaha que les nombreux cafés, salles de billards, librairies et magasins de toutes sortes entretenaient jour et nuit au Palais-Royal. Elles ne perdaient pas de vue la Bretonne qui, sous la voûte, allait et venait elle aussi, lentement, de la rue au jardin. Soudain, Gwen se figea. Ses deux observatrices aussi. La porte du restaurant venait de s’ouvrir...

— Je sens qu’il va se passer quelque chose ! souffla Fortunée en serrant plus fort le bras de son amie.

En effet, un homme venait de sortir. De carrure solide, vêtu d’une redingote bleue à boutons dorés, coiffé d’un haut-de-forme gris crânement planté sur le côté, il s’arrêta au seuil, répondit d’un geste amical au profond salut du maître d’hôtel qui l’avait escorté jusque-là et alluma un long cigare. Mais Marianne, avec un battement de cœur, l’avait déjà reconnu.

— Surcouf ! souffla-t-elle. Le baron Surcouf !

— Le fameux corsaire ? fit Mme Hamelin très excitée. Ce bonhomme taillé comme un coffre de navire ?

— C’est bien lui et je sais maintenant qui guettait cette fille. Regarde !

En effet, Gwen avait discrètement quitté l’abri de sa colonne et d’un pas soudain alourdi, comme celui d’une femme recrue de fatigue, elle s’apprêtait à passer devant la porte du Grand Véfour.

— Que va-t-elle faire ? chuchota Fortunée. Chercher à l’aborder ?

— Rien de bon sûrement, répondit Marianne sourcils froncés. Morvan hait Surcouf plus encore que l’Empereur. Et je me demande... Viens, avançons, ajouta-t-elle.

Une crainte lui venait : que cette fille ne dissimulât une arme et ne s’en servît pour frapper. Mais non. Parvenue près du roi des corsaires qui, son cigare allumé, rangeait posément son briquet dans sa poche, elle s’arrêta, vacilla sur ses jambes en portant à sa tête une main tremblante et s’abattit sur le sol.

Voyant cette jeune femme s’évanouir devant lui,

Surcouf, bien entendu, se précipita pour lui porter secours et la prit dans ses bras pour la relever. Marianne, elle aussi, s’élança et parvint auprès du couple, juste à temps pour entendre la Bretonne murmurer d’une voix éteinte.

— Ce n’est rien... par grâce, monsieur, menez-moi à la voiture... qui m’attend ici près. On prendra... soin de moi.

En même temps, elle écartait d’un geste las les autres personnes qui s’approchaient. Mais Marianne avait compris le plan de Gwen. Surcouf n’avait besoin de personne pour aider une fille mince et légère à gagner une voiture et dans cette voiture il devait y avoir des gens qui l’attendaient. En une seconde, il serait entraîné à l’intérieur et enlevé, en plein Paris, le plus proprement du monde. La belle monnaie d’échange que représenterait le corsaire contre la liberté du naufrageur... si même on lui rendait jamais la liberté !... Et Marianne était prête à jurer que la bande de Fanchon-Fleur-de-Lys n’était pas étrangère à l’affaire. Elle n’hésita pas une seconde.

Abordant Surcouf, qui soulevait déjà de terre la pseudo-malade, elle posa sur son bras sa main gantée et déclara d’une voix nette :

— Reposez cette femme, Monsieur le baron : elle n’est pas plus malade que vous et moi ! Et surtout n’approchez pas de la voiture vers laquelle elle souhaite vous entraîner.

Surcouf considéra avec étonnement cette femme voilée qui disait des choses si étranges et, dans son trouble, reposa à terre Gwen qui eut un grognement de colère.

— Mais, Madame, qui êtes-vous ?

Vivement, Marianne releva son voile.

— Quelqu’un qui vous doit beaucoup et qui est bien heureuse de s’être trouvée là juste à temps pour empêcher que l’on ne vous enlève.

Une double exclamation, de joie chez Surcouf, de fureur chez la Bretonne, salua l’apparition de ses traits.

— Mademoiselle Marianne ! s’écria le corsaire.

— Toi ? gronda la Bretonne. Est-ce que je te retrouverai toujours sur mon chemin ?

— Je n’y tiens pas, répliqua froidement Marianne, et si vous consentiez à vivre comme tout le monde, cela n’arriverait pas.

— De toute façon, tu as menti ! Tout le monde peut avoir un malaise.

— ... dont il ne reste rien présentement ! Mon intervention vous a guérie bien rapidement !

Autour des trois personnages s’attroupait déjà du monde. L’altercation entre les deux femmes avait augmenté le petit nombre de ceux qui s’étaient arrêtés pour porter secours à la malade. Voyant que le coup était manqué, la Bretonne voulut s’esquiver avec un haussement d’épaules, mais la grosse main brunie de Surcouf s’abattit sur son bras et l’empêcha de fuir.