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La première chose qu’elle vit fut l’un des deux gardiens d’écurie, Guillaume, qui rentrait un cheval couvert de sueur. Du coup, le cœur de Marianne manqua un battement et elle sut que son instinct l’avait bien conseillée en la poussant à revenir. Ce cheval, c’était Samson. Donc Gracchus était rentré. Enfin !... Grimpant le perron deux marches à la fois, elle donna tout juste à Jérémie le temps de lui ouvrir la porte. Encore tomba-t-elle presque sur lui en se ruant dans le vestibule.

— Gracchus ? fit-elle haletante. Il est rentré ?

— Mais... oui, Mademoiselle ! Il y a dix minutes environ. Il a demandé à parler à Mademoiselle, mais je lui ai dit que Mademoiselle...

— Où est-il ? coupa Marianne impatientée.

— Dans sa chambre. Il se change, j’imagine. Est-ce que je dois le prévenir de...

— Inutile, j’y vais !

Sans faire attention à la mine scandalisée de son majordome, Marianne prit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers les communs. Elle grimpa sans respirer l’escalier de bois qui menait chez Gracchus et, négligeant de frapper, entra tout droit. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le jeune garçon, car, surpris dans un appareil assez sommaire, il se jeta derrière son lit avec un hurlement d’effroi, empoigna la courtepointe et s’en drapa de son mieux.

— Mademoiselle Marianne ! Seigneur, ce que vous m’avez fait peur ! Je suis confus.

— Laisse ta confusion ! coupa la jeune femme et réponds : Pourquoi as-tu mis si longtemps ? Voilà des jours et des jours que je me ronge d’inquiétude ! Je te croyais enlevé par des brigands, mort peut-être.

— Si j’ai failli être enlevé, grogna Gracchus, ce n’est pas par des brigands mais bien par les sergents recruteurs de Sa Majesté l’Empereur qui, à Bayonne, voulaient à toute force m’envoyer en Espagne rejoindre le roi Joseph.

— A Bayonne ? Mais je t’avais envoyé à Nantes, il me semble ?

— Aussi est-ce à Nantes que je suis allé d’abord, mais m’sieur Patterson m’a dit que m’sieur Beaufort devait toucher terre à Bayonne ces jours derniers avec une cargaison de denrées coloniales. Alors j’ai repris mon cheval, la lettre et j’ai couru.

Puis, changeant de ton, il reprocha :

— Dites, Mademoiselle Marianne, vous auriez pu me le dire tout de suite que c’était à m’sieur Beaufort que vous écriviez, ça m’aurait évité du chemin inutile. J’y serais allé tout droit à Bayonne !

— Comment cela ? fit Marianne avec étonnement.

Gracchus rougit. Sa bonne figure qu’une longue chevauchée avait déjà bronzée vira au rouge brique. Il détourna les yeux et haussa les épaules, gêné tout autant par le regard fixe de Marianne que par son provisoire costume romain.

— Faut vous dire, commença-t-il péniblement, que m’sieur Beaufort et moi on est toujours restés en correspondance... oui, ça peut vous étonner, mais il faut comprendre. Le jour où il est parti, après l’histoire des carrières de Chaillot, il m’a fait venir à son hôtel. Il m’a donné... une jolie petite somme d’argent et puis il m’a dit : « Gracchus, il faut que je parte et j’ai bien peur que ce départ ne fasse pas beaucoup de peine à Mlle Marianne. Elle m’oubliera vite, mais moi je ne serai tranquille que lorsque je la saurai heureuse... définitivement. Alors, si tu veux bien, je te ferai savoir quand je viendrai en France et toi tu me mettras un bout de lettre, dans les endroits que je te dirai, pour que je sache si tout va bien, si elle n’a pas d’ennuis, si... »

— Oh ! coupa Marianne avec indignation. Ainsi, tu lui servais d’espion et, en plus, il t’avait payé pour cette besogne !

— Non ! s’indigna le jeune garçon en récupérant autant de dignité que le permettait sa tenue. Faut pas confondre ! L’argent c’était pour me remercier de ce que j’avais fait à Chaillot. Quant au reste... tiens, si vous voulez le savoir, les fleurs, le soir du théâtre Feydeau, c’était moi qui les avais achetées et déposées sur son ordre avec la carte !

Le bouquet de camélias ! C’était donc ainsi qu’il était venu dans sa loge ? Marianne se souvenait de l’émotion qui s’était emparée d’elle en le découvrant sur sa table de toilette, de sa joie aussi, puis de sa déception en s’apercevant que Jason n’était pas dans la salle. Au lieu de l’ami qu’elle cherchait, elle avait aperçu Francis...

En retrouvant l’émotion violente qu’elle avait éprouvée à cette minute, Marianne oublia son indignation passagère. Après tout, c’était plutôt touchant ce complot des deux hommes, cette sollicitude de Jason, cette fidélité de Gracchus à son compagnon de combat d’une nuit... Et puis c’était du meilleur augure pour ce qu’elle espérait de l’Américain !

— Ainsi, fit-elle avec un demi-sourire, tu avais de ses nouvelles. Mais où les recevais-tu ?

— Chez ma grand-mère, avoua Gracchus en rougissant plus fort encore que la première fois, la blanchisseuse de la route de la Révolte.

— Mais alors, reprit Marianne, si tu savais qu’il devait passer à Bayonne pourquoi n’y es-tu pas allé directement ? Tu n’avais pas deviné qu’il s’agissait de lui quand je t’ai envoyé chez M. Patterson ?

— Mademoiselle Marianne, répondit gravement le jeune homme, quand vous me donnez un ordre, je ne le discute jamais. C’est un principe. Je le pensais bien un peu, mais puisque vous n’aviez pas jugé bon de me le dire tout de suite, c’est que vous aviez vos raisons.

Il n’y avait rien à redire à cette preuve de discrétion et d’obéissance. Marianne s’inclina.

— Je te demande pardon, Gracchus, j’avais tort et toi tu avais raison. Tu es un fidèle ami. Maintenant, dis-moi vite ce qu’a dit M. Beaufort quand tu lui as remis ma lettre ?

Sans plus de façon, elle s’installa sur le pied du lit avec la joie impatiente d’une enfant. Mais Gracchus secoua la tête.

— Je ne l’ai pas trouvé, Mademoiselle Marianne. Quand je suis arrivé, la « Sorcière de la mer » était partie depuis douze heures sans indiquer sa nouvelle destination. Tout ce que l’on a pu me dire, c’est qu’elle avait mis cap au nord.

Toute la joie de l’instant précédent s’évanouit en Marianne, pour laisser l’angoisse reprendre la place un court moment abandonnée.

— Qu’as-tu fait, alors ? demanda-t-elle la gorge sèche.

— Que pouvais-je faire ? Je suis revenu à Nantes à toute vitesse, pensant que peut-être M. Jason y aborderait. J’ai remis la lettre à M. Patterson et j’ai attendu. Mais nous n’avons rien vu venir.

Marianne baissa la tête, envahie soudain d’une peine amère qu’elle n’avait pas la force de dissimuler.

— Allons, murmura-t-elle, c’est fini. Il n’aura pas ma lettre.

— Et pourquoi donc pas ? protesta Gracchus qui, désolé de voir une larme glisser sur la joue de Marianne, faillit bien en lâcher sa courtepointe. Il l’aura toujours plus vite que s’il était en Amérique ! M’sieur Patterson a dit que c’était bien rare s’il doublait les parages de Nantes sans s’y arrêter. Il dit aussi que la « Sorcière de la mer » devait avoir à faire d’urgence ailleurs, mais qu’elle ne tarderait sans doute pas à venir à Nantes. J’aurais bien attendu un peu plus, mais j’avais peur à la fin que vous vous tourmentiez. J’avais raison, ajouta-t-il logique, puisque vous m’avez cru mort... Et, de toute façon, poursuivit-il avec une force accrue pour tenter de faire passer en Marianne sa confiance, le consul m’a promis qu’il donnerait consigne à tous les capitaines de navires en partance d’avertir la « Sorcière » au cas où ils la rencontreraient, qu’une lettre urgente l’attend à Nantes. Alors, vous voyez !

— Tu es un brave garçon, Gracchus, soupira Marianne un peu réconfortée en se levant, et je te récompenserai comme tu le mérites.