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« Je deviens folle ! songea Marianne avec irritation. Voilà que j’ai des visions ! Il faut en finir !... »

Tournant résolument le dos à la statue, elle alla rejoindre son parrain qui priait, la tête dans les mains, et, sans s’agenouiller, déclara d’une voix nette :

— Je suis prête. Demain j’épouserai le prince.

Sans la regarder, sans même se retourner, le cardinal murmura, les yeux sur le Saint-Jean de pierre.

— C’est bien. Rentre chez toi, maintenant. Demain, à midi, tu quitteras ton auberge, tu monteras en voiture et tu ordonneras à ton cocher de prendre la route des Bains de Lucques qui sont distants de quatre ou cinq lieues. Nul ne s’en étonnera puisque tu es censée aller y prendre les eaux, mais tu n’iras pas jusque-là. A une lieue d’ici, sur la route, tu verras une petite chapelle votive. Je t’y attendrai. Va maintenant.

— Vous restez encore ? Il fait si sombre... et froid aussi.

— J’habite ici, le bedeau est un affil... un ami ! Va en paix, petite, et que Dieu te garde !

Il semblait las, tout à coup, en même temps que pressé de la voir s’éloigner. Avec un dernier regard à la statue d’Ilaria, Marianne reprit le chemin par lequel elle était venue, l’esprit occupé d’une nouvelle idée. Son parrain décidément n’en finirait jamais de l’étonner ! Quel mot avait-il failli prononcer à propos du bedeau ? Affilié ? Mais affilié à quoi ? Se pouvait-il qu’un prince de l’Eglise, un cardinal romain, appartînt à une secte quelconque ? Et laquelle, en ce cas... ? Il y avait là une nouvelle énigme qu’il valait mieux laisser de côté, peut-être... Marianne se sentait si lasse de tous ces secrets qui envahissaient lentement sa vie !

Après les odeurs de cire refroidie et de pierre humide de la cathédrale, l’air de la nuit lui parut délicieux. Sa senteur était si douce ! Et que le ciel était donc beau ! A sa grande surprise, Marianne découvrit qu’elle était en paix avec elle-même maintenant que sa décision était prise. Elle était presque heureuse d’avoir accepté cet étrange mariage. En vérité c’eût été folie de refuser une union qui lui assurait une vie conforme à ses goûts et à sa naissance tout en la laissant pleinement maîtresse d’elle-même... à la seule condition de porter dignement le nom des Sant’Anna !

Même l’image de Jason, qu’elle évoqua un instant, ne troubla pas cette sérénité toute neuve. Sans doute avait-elle eut tort de s’entêter à chercher le salut de ce côté. Le destin avait choisi pour elle et c’était peut-être mieux ainsi. Le seul être qui lui manquât vraiment, tout compte fait, c’était le cher Arcadius. Tout devenait toujours tellement plus facile quand il était là !...

Mais, en traversant la place obscure, le silence la surprit. Plus aucun bruit ne se faisait entendre. Il n’y avait plus de chanson d’amour dans l’air... plus rien que la nuit, les ténèbres angoissantes au bout desquelles luirait un jour dont elle ne parvenait pas à imaginer la couleur. Et sans bien savoir pourquoi, Marianne frissonna.

10

LA VOIX DANS LE MIROIR

Quand sa voiture franchit l’immense grille armoriée qui encastrait entre les hauts murs une fantastique dentelle noire et or, Marianne eut l’impression d’entrer dans un monde nouveau dont les gardiens seraient les géants de pierre érigés sur les pilastres d’entrée et qui, armés l’un d’un arc tendu, l’autre d’une lance brandie, semblaient défier le visiteur de franchir un seuil défendu. La grille, comme par magie, s’était ouverte à deux battants devant les chevaux sans qu’apparût aucun gardien, ni aucun de ces chiens qui avaient si fort effrayé l’officier des gendarmes. Il n’y avait pas une âme en vue. Cette entrée, une longue allée sablée, bordée de buis et plantée de hauts cyprès noirs, alternant avec des citronniers dans des vases de pierre, ouvrait sur une verte solitude, une calme perspective que semblaient borner les panaches et la brume de grands jets d’eau jaillissant d’un bassin.

A mesure que la voiture avançait sur le sable de l’allée, des échappées s’ouvraient sur les lointains d’un parc romantique peuplé de statues, d’arbres géants, de légères colonnades et de fontaines jaillissantes : un monde à la fois végétal et minéral où l’eau semblait souveraine et les fleurs absentes. Saisie d’une irrépressible appréhension, Marianne regardait, retenant sa respiration, comme si le temps s’était arrêté. En face d’elle, le gentil visage d’Agathe était figé en une expression vaguement craintive. Seul, dans son coin, le cardinal absorbé par ses pensées semblait se désintéresser du décor et échapper à la mélancolie étrange qui se dégageait de ce domaine. Le soleil lui-même, brillant lorsque l’on avait quitté Lucques, avait disparu sous un amas de nuages blancs d’où filtraient de diffuses flèches de lumière. L’atmosphère, tout à coup, s’était faite oppressante. Aucun oiseau ne chantait, aucun autre bruit ne se faisait entendre, que la chanson mélancolique de l’eau. Dans la voiture, chacun se taisait et, sur son siège, Gracchus lui-même oubliait de chanter ou de siffler comme il en avait pris l’habitude au long de l’interminable route.

La berline tourna, franchit un bosquet de thuyas géants et déboucha en plein songe. Au bout d’un long tapis vert où se cabraient des statues de chevaux, où des paons blancs, hiératiques et somptueux, traînaient leurs plumes neigeuses, un palais adossé aux lointains bleutés des collines toscanes reflétait dans un miroir d’eau sa calme ordonnance. Murs blancs couronnés de balustres, hautes fenêtres luisant autour d’une grande loggia dont les entre-colonnes s’ornaient de statues, dôme vieil or du pavillon central au faîte surmonté d’un cavalier chevauchant une licorne, la demeure du prince inconnu, renaissance teintée d’un baroque fastueux, semblait rêver au bord d’une légende.

Les grands arbres qui se massaient de chaque côté du tapis vert et de la pièce d’eau se trouaient de longues échappées où des flèches de soleil allumaient des verts tendres et des blancheurs diffuses, révélant parfois dans les profondeurs la grâce d’une colonnade ou le bondissement d’une cascade.

Du coin de l’œil, le cardinal épiait les impressions de Marianne. Les yeux agrandis, les lèvres entrouvertes, elle semblait absorber par toutes les fibres de son être la beauté de ce domaine enchanté. Le cardinal sourit :

— Si tu aimes la villa dei Cavalli, il ne tiendra qu’à toi d’y séjourner autant qu’il te plaira... et même toujours !

Négligeant l’insinuation discrète, Marianne s’étonna.

— La villa dei Cavalli ? Pourquoi ?

— Ce sont les gens du pays qui l’ont baptisée ainsi : la Maison des chevaux. Ils sont les maîtres ici, les véritables rois. Depuis plus de deux siècles, les Sant’Anna possèdent un haras qui serait sans doute aussi célèbre que les fameuses écuries du duc de Mantoue si les produits en sortaient. Mais, hormis pour des présents somptueux, les princes Sant’Anna ne se sont jamais séparés de leurs bêtes. Regarde...

On approchait de la maison. Sur le côté droit, Marianne aperçut un autre bassin où l’eau jaillissait d’une conque marine. Un peu plus loin, entre deux nobles pilastres marquant peut-être le chemin des écuries, un palefrenier tenait en main trois superbes chevaux d’une blancheur neigeuse et qui, avec leurs crinières flottantes et leurs longues queues en panache, semblaient les modèles même des statues qui émaillaient le parc. Depuis sa plus tendre enfance, Marianne avait toujours adoré les chevaux. Elle les aimait pour leur beauté. Elle les comprenait mieux qu’elle n’avait jamais compris aucun être humain et les caractères les plus ombrageux ne lui avaient jamais fait peur, bien au contraire. Cette passion, elle la tenait de sa tante Ellis qui, avant l’accident qui l’avait laissée boiteuse, avait été une remarquable cavalière. Les trois bêtes splendides qui se tenaient là lui parurent le plus rassurant et le plus amical des accueils.