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Ce soir, il ne s’agissait plus d’amour mais d’un marché, positif, réaliste, impitoyable. L’union de deux détresses avait dit Gauthier de Chazay. Ce soir aucun homme ne viendrait frapper à la porte de cette chambre, aucun désir ne viendrait réclamer ses droits sur son corps où se gonflait une vie encore obscure et cependant toute-puissante... aucun Jason n’apparaîtrait pour demander le paiement d’une dette insensée mais troublante...

Pour lutter contre le vertige qui l’envahissait, Marianne s’appuya à l’espagnolette de bronze de la fenêtre et, de toute sa force, repoussa l’image du marin, découvrant soudain que, s’il était venu, elle eût éprouvé peut-être une joie vraie, une douceur secrète. Son absence créait un vide bizarre ! Elle avait envie de crier, tout à coup, et mordit sa main couverte de bagues pour retenir un dérisoire appel au secours. Jamais elle ne s’était sentie aussi misérable que sous cette parure qu’eût enviée une impératrice.

La porte de sa chambre, en s’ouvrant à double battant, vint secouer cet état morbide où elle s’enlisait de même que les flambeaux portés haut par six laquais faisaient reculer les ténèbres de la pièce où Marianne avait défendu que l’on allumât la moindre lumière. Au milieu de toutes ces flammes scintillantes, le cardinal, en grand costume de prélat romain, les moires pourpres de sa simarre balayant le dallage miroitant, apparut comme dans une gloire et, devant l’éclat de cette entrée, Marianne cligna des yeux à la manière d’un oiseau nocturne brusquement tiré à la lumière. Le regard pensif du cardinal enveloppa un instant la jeune femme, mais il ne fit aucun commentaire.

— Viens, dit-il seulement, c’est l’heure...

Etait-ce la formule ou le rouge sanglant du vêtement ? Marianne eut soudain l’impression d’être une condamnée que le bourreau venait chercher pour la mener à l’échafaud... Néanmoins, elle alla vers lui, posa sa main chargée de joyaux sur celle, gantée de rouge, qu’il lui offrait. Les deux traînes, celle de la capa magna, celle de la robe de reine glissèrent de concert sur le lac de marbre des salons.

En les traversant, Marianne constata avec étonnement que toutes les pièces étaient illuminées, comme pour une fête et, cependant, rien n’évoquait moins la gaieté que leur noblesse vide de toute présence humaine. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle en revint aux lectures passionnées de son enfance, à ces charmants contes français qu’elle avait tant aimés. Ce soir, elle était à la fois Cendrillon, Peau d’Ane et la Belle au sommeil séculaire s’éveillant au milieu des splendeurs d’un passé aboli, mais son histoire à elle ne comportait aucun Prince charmant. Son prince à elle était un fantôme.

La lente et solennelle promenade traversa ainsi tout le palais. Le cardinal semblait présenter avec orgueil la nouvelle venue aux ombres de tous ceux qui avaient, ici même, vécu, aimé, souffert peut-être. On parvint enfin à un petit salon tendu de damas pourpre où, à l’exception de quelques fauteuils et tabourets, l’ameublement principal était constitué par une haute glace Régence posée sur une console surdorée et encadrée de girandoles de bronze supportant des bouquets de bougies allumées.

Le cardinal fit asseoir Marianne dans l’un des fauteuils sans dire un seul mot puis se tint debout auprès d’elle dans l’attitude de quelqu’un qui attend. Il regardait vers la glace, en face de laquelle la jeune femme était assise, mais il avait gardé sa main dans la sienne comme pour la rassurer. Marianne se sentait plus oppressée que jamais et elle ouvrait déjà la bouche pour poser une question quand il parla.

— Voici, mon ami, celle que je vous avais annoncée : Marianne, Elisabeth d’Asselnat de Villeneuve, ma filleule, dit-il fièrement.

Marianne tressaillit. C’était au miroir qu’il s’était adressé et voilà que le miroir répondait...

— Pardonnez-moi ce silence, mon cher cardinal. C’était à moi de parler le premier pour vous accueillir... mais, en vérité, j’en étais incapable tant j’étais saisi d’admiration ! Votre parrain. Madame, avait tenté de peindre pour moi votre beauté mais, pour la première fois de sa vie, sa parole s’est révélée pauvre et gauche... d’une maladresse dont la seule excuse est la grossière impuissance des mots à traduire la divinité chez qui n’a point reçu le don sublime de la poésie. Puis-je dire que je vous suis profondément... humblement reconnaissant d’être ici... et d’être ce que vous êtes ?

La voix était basse, feutrée, naturellement ou volontairement assourdie. Son absence de couleur dégageait une lassitude et une tristesse profonde. Marianne se raidit pour maîtriser l’émotion qui accélérait son souffle. A son tour, elle fixa le miroir puisque la voix semblait venir de là.

— Pouvez-vous donc me voir ? demanda-t-elle doucement.

— Aussi nettement que si aucun obstacle ne se dressait entre nous. Disons... que je suis ce miroir où vous vous reflétez. Avez-vous jamais vu un miroir heureux ?

— J’aimerais en être sûre... votre voix est si triste !

— C’est parce qu’elle ne sert pas beaucoup ! Une voix qui n’a rien à dire oublie peu à peu qu’elle pourrait chanter. Le silence l’étouffe et finit par l’écraser. Mais la vôtre est pure musique.

Il était étrange ce dialogue avec l’invisible, mais Marianne, petit à petit, se rassurait. Elle décida tout à coup qu’il était temps pour elle de prendre en main son propre destin. Cette voix était celle d’un être qui avait souffert ou qui souffrait. Elle voulut jouer le jeu et le jouer elle-même. Elle se tourna vers le cardinal.

— Voulez-vous, Parrain, me faire la grâce de me laisser seule un instant ? Je souhaiterais causer avec le prince et, ainsi, cela me serait plus facile.

— C’est trop naturel. Je vais attendre dans la bibliothèque.

A peine la porte refermée, Marianne se leva mais, au lieu de s’approcher de la glace, elle s’en éloigna et alla vers l’une des fenêtres devant laquelle une grande jardinière de Chine faisait de son mieux pour contenir une forêt vierge en miniature. Elle aurait eu horreur d’un face à face avec elle-même, avec aussi, pour contrepoint, cette voix sans visage... qui, d’ailleurs, murmurait maintenant, avec une espèce de méfiance.

— Pourquoi avez-vous renvoyé le cardinal ?

— Parce qu’il fallait que nous parlions ensemble. Certaines choses, il me semble, doivent être dites.

— Lesquelles ? Je pensais que mon Eminentissime ami avait mis au point, définitivement, avec vous, les termes de notre accord ?

— Il l’a fait. Tout est bien net, bien tranché... du moins, il me semble.

— II vous a dit que je ne gênerais en rien votre vie ? La seule chose qu’il ne vous a peut-être pas dite... et que, cependant, je vous demanderai...

Il hésita. Marianne perçut une fêlure dans sa voix, mais il y remédia en ajoutant, très vite :

— ... je vous demanderai, quand l’enfant sera né... de l’amener parfois ici. Je voudrais, à défaut de moi, qu’il apprît à aimer cette terre... cette maison, tous ces gens aussi pour lesquels il sera une réalité tangible, éclatante et non une ombre furtive.

A nouveau la fêlure, légère, presque imperceptible, mais Marianne sentit une vague de pitié s’enfler soudain au fond de son cœur avec, en même temps, la certitude que tout cela était absurde, insolite et, plus que tout, ce secret farouche dans lequel il s’enfermait. Sa voix se fit prière pour murmurer.

— Prince !... Je vous en supplie, pardonnez-moi si mes paroles vous blessent, si peu que ce soit, mais je ne comprends pas et je voudrais tant comprendre ! Pourquoi tant de mystère ? Pourquoi refuser de vous montrer à moi. N’ai-je pas un peu le droit de connaître le visage de mon époux ?