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Au-dehors, la voiture attendait, marchepied baissé, la portière tenue ouverte par un laquais impassible et dégoulinant sous l’averse. Mais, entre elle et le petit porche, une large flaque d’eau s’étendait, alimentée par un violent rideau liquide. Marianne releva sur son bras la traîne de sa robe précieuse.

— Que Madame la Princesse me permette..., fit une voix.

Et, avant qu’elle ait pu protester, Matteo l’avait enlevée dans ses bras pour lui faire franchir l’obstacle. Elle poussa une exclamation, se raidit pour échapper au contact odieux de deux larges mains appliquées fermement à ses cuisses et à son aisselle, mais il la serra plus fort.

— Que Votre Seigneurie prenne garde, fit-il d’une voix neutre. Votre Seigneurie pourrait tomber dans la boue.

Force fut à Marianne de le laisser la déposer sur les coussins de la voiture. Mais elle avait détesté se trouver, même un instant, contre la poitrine de cet homme et elle lui adressa, sans le regarder, un « merci » très sec. Et même la vue du petit cardinal, emballé dans ses moires rouges et transporté de la même façon, ne parvint pas à effacer le pli de contrariété de son front.

— Demain, fit-elle entre ses dents quand il fut installé auprès d’elle, je rentre chez moi !...

— Déjà ! N’est-ce pas un peu... hâtif ? Il me semble que les égards manifestés par... ton époux mériteraient au moins un séjour... disons d’une semaine.

— Je me sens mal à l’aise dans cette maison.

— Où tu as cependant promis de revenir une fois l’an ! Allons, Marianne, est-il si pénible d’accorder ce que je te demande ?... Nous avons été si longtemps séparés ! Je pensais que tu accepterais de passer auprès de moi, à défaut d’une autre présence, ces quelques jours ?

Sous leurs paupières baissées, les prunelles vertes glissèrent vers Gauthier de Chazay.

— Vous resteriez ?

— Mais... naturellement ! Ne crois-tu pas qu’il me serait doux, petite, de retrouver pour un moment ma petite Marianne d’autrefois, celle qui accourait vers moi sous les grands arbres de Selton.

Cette évocation inattendue fit monter instantanément des larmes aux yeux de la jeune femme.

— Je pensais... que vous aviez oublié ce temps-là.

— Parce que je n’en parle pas ? Il ne m’en est que plus cher. Je le garde caché, dans le coin le plus secret de mon vieux cœur et, de temps en temps, j’entrouvre un peu ce coin... lorsque je me sens trop accablé.

— Accablé ? Rien ne semble jamais vous accabler. Parrain.

— Parce que je refuse d’en avoir l’air ? Mais l’âge vient, Marianne, et avec lui la lassitude. Reste un peu, mon enfant ! Nous avons besoin, toi et moi, de nous retrouver, d’oublier, côte à côte, qu’il existe des souverains, des guerres, des intrigues... tant d’intrigues surtout ! Accorde-moi cela... en souvenir d’autrefois.

La chaleur de l’affection retrouvée influença de façon sensible le souper qui réunit, peu après, les protagonistes du mariage dans l’antique salle de festins de la villa. C’était une pièce immense, haute comme une cathédrale et dallée de marbre noir sous un étonnant plafond à caissons, où les curieuses armes des Sant’Anna, une licorne et une vipère d’or affrontée sur champ de sable, se répétaient. Ces armes avaient d’ailleurs amusé Marianne qui, en les rapprochant de celles de sa famille où se retrouvaient le lion léopardé des Asselnat et l’épervier de leurs cousins Montsalvy, avait constaté que cela composait une bien singulière ménagerie héraldique.

Les murs de la salle, peints à fresque par un artiste inconnu, racontaient la légende de la licorne avec une grande fraîcheur de coloris et une naïveté charmante. C’était la première pièce de la villa qui plaisait vraiment à Marianne. Hormis sur la table fastueusement servie et parée, il y avait ici moins d’or que partout ailleurs et c’était, à tout prendre, reposant.

Assise à la longue table, avec le cardinal pour vis-à-vis, elle fit les honneurs du repas avec autant de grâce que si l’on eût été dans son hôtel de la rue de Lille. Le vieux marquis del Carreto, qui était assez dur d’oreille, n’était pas un causeur très passionnant mais, en revanche, c’était un excellent convive. Par contre, le comte Gherardesca avait une conversation animée et pleine d’esprit. Dans le laps de temps du repas, Marianne apprit de lui les derniers potins de la cour de Florence, les rapports fort tendres de la grande-duchesse Elisa avec le beau Cenami et ses amours plus tumultueuses avec Paganini, le violoniste diabolique. Il sut également faire entendre, avec discrétion, que la sœur de Napoléon serait heureuse de recevoir à sa cour la nouvelle princesse Sant’Anna, mais Marianne déclina l’invitation.

— Mes goûts ne sont guère tournés vers la vie de cour, comte. Si mon époux avait pu, lui-même, me conduire auprès de Son Altesse Impériale, c’eût été pour moi la plus grande des joies. Mais en de telles circonstances...

Le vieux seigneur lui adressa un regard plein de compréhension.

— Vous avez fait œuvre de charité, Princesse, en épousant mon malheureux cousin. Mais vous êtes infiniment jeune et belle, tandis que le dévouement doit avoir des limites. Il ne se trouvera personne, parmi la noblesse de ce pays, pour vous blâmer de sortir ou de recevoir hors de la présence de votre époux, puisque, malheureusement, l’humeur particulière du prince Corrado le pousse à se sentir reclus et caché.

— Je vous remercie de me le dire mais, pour l’instant, cela ne me tente vraiment pas. Plus tard, peut-être... et vous voudrez bien porter mes regrets... et mes respects à Son Altesse Impériale.

Tout en prononçant, machinalement, les paroles obligatoires de politesse, Marianne scrutait le visage aimable du comte pour essayer de deviner ce qu’il savait au juste de son cousin. Savait-il, lui, ce qui obligeait Corrado Sant’Anna à cette existence inhumaine ? Il avait parlé d’une « humeur particulière », alors que le prince, en personne, lui avait avoué se refuser à lui inspirer de l’horreur... Peut-être allait-elle poser une question plus précise, quand le cardinal, qui avait sans doute deviné sa pensée, détourna la conversation en interrogeant le comte sur les récentes mesures prises contre les couvents et le souper s’acheva sans que l’on revînt au sujet qui l’intriguait tant.

Quand on se leva de table, les deux témoins prirent congé, alléguant leur âge pour ne pas prolonger la soirée. L’un « regagnait son palais de Lucques, l’autre une villa qu’il possédait dans les environs, mais tous deux, avec toutes les ressources d’une politesse exquise et surannée, exprimèrent le désir de revoir bientôt « la plus jolie des princesses ».

— En voilà deux qui sont plus que séduits ! commenta Gauthier de Chazay avec un sourire amusé. Je sais bien qu’il faut toujours tenir compte de l’enthousiasme du caractère italien, mais tout de même ! Cela ne me surprend aucunement, d’ailleurs. Mais, ajouta-t-il en cessant tout à coup de sourire, j’espère que les ravages de ta beauté s’arrêteront là.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’aurais infiniment préféré que Corrado ne te vît pas. Vois-tu, j’ai souhaité lui donner un peu de bonheur. Je serais désolé d’avoir fait son malheur.

— D’où vous vient cette soudaine pensée ? Car, enfin, vous saviez déjà que je n’étais pas repoussante.