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— Eh bien, dites-le à Gracchus, il vous protégera et saura bien vous rassurer. Voulez-vous que j’en parle à dona Lavinia ?

— Non... elle me prendrait pour une sotte !

— Et elle aurait raison ! Une jolie fille doit être capable de se défendre. De toute façon, rassurez-vous, nous ne resterons plus très longtemps. Son Eminence reviendra dans quelques jours, cette fois pour un séjour assez bref, et nous repartirons en même temps qu’elle.

Mais l’inquiétude d’Agathe s’était glissée en elle, augmentant celle qui l’avait déjà envahie. Elle n’aimait pas l’idée de Matteo Damiani tournant autour d’Agathe car cela ne pouvait présenter aucun intérêt pour la jeune fille. Même si sa situation privilégiée auprès du prince pouvait en faire un parti enviable pour une petite camériste, même si, physiquement, l’homme était acceptable et ne paraissait pas son âge réel, il n’en avait pas moins largement dépassé la cinquantaine, alors qu’Agathe n’avait pas vingt ans. Elle décida d’y mettre le holà aussi discrètement mais aussi fermement que possible.

Le soir venu, incapable d’aller s’installer seule dans l’immense salle à manger, elle se fit servir chez elle et pria dona Lavinia de lui tenir compagnie et de l’aider à se coucher, tandis qu’Agathe irait, sous la protection de Gracchus, faire un tour dans le parc sous prétexte qu’elle ne lui trouvait pas bonne mine. Mais à peine Marianne eut-elle abordé le sujet qui la préoccupait que la femme de charge parut se replier sur elle-même comme une sensitive que l’on a effleurée.

— Que Votre Seigneurie me pardonne, dit-elle avec une gêne visible, mais je ne peux me charger de faire la moindre remontrance à Matteo Damiani.

— Pourquoi donc ? N’est-ce pas vous qui, jusqu’à présent, avez tout dirigé dans cette maison, les serviteurs comme la vie de chaque jour ?

— En effet... mais Matteo jouit ici d’une situation privilégiée qui m’interdit toute ingérence dans sa vie. Outre qu’il ne tolère pas facilement les reproches, il est l’homme de confiance de Son Altesse dont il a, comme moi-même, servi les parents. Si j’osais seulement une réflexion, j’obtiendrais un rire dédaigneux et un renvoi brutal à mes propres affaires.

— Vraiment ? fit Marianne avec un petit rire. Je pense n’avoir rien à craindre de semblable... quels que soient les privilèges de cet homme ?

— Oh ! Madame la Princesse !...

— Alors, allez me le chercher ! Nous verrons bien qui de nous deux aura raison ! Agathe est à mon service personnel, elle est venue de France avec moi et j’entends que l’on ne lui fasse pas mener ici une vie impossible. Allez, dona Lavinia, et ramenez-moi Monsieur l’Intendant sur l’heure.

La femme de charge plongea dans sa révérence, disparut puis revint quelques instants plus tard, mais seule. A l’en croire, Matteo était introuvable. Il n’était pas auprès du prince ni dans aucun autre lieu de la maison. Peut-être s’était-il attardé à Lucques où il se rendait fréquemment, ou bien dans quelque ferme...

Elle parlait très vite, ajoutant les mots les uns aux autres, en femme qui cherche à convaincre, mais plus elle accumulait les bonnes raisons à l’absence de l’intendant et moins Marianne la croyait. Quelque chose lui disait que Matteo n’était pas loin mais ne voulait pas venir...

— C’est bon, fit-elle enfin. Laissons cela pour ce soir, puisqu’il est invisible, mais nous verrons la chose demain matin. Faites-lui savoir que je l’attends ici à la première heure... sinon, je prierai le prince... mon époux, de m’entendre !

Dona Lavinia ne répondit pas, mais son malaise semblait augmenter. Tandis que, remplaçant Agathe, elle défaisait les épaisses tresses noires de sa maîtresse et les brossait pour la nuit, Marianne sentit trembler ses mains toujours si sûres d’habitude. Elle n’en éprouva aucune pitié. Au contraire, pour essayer de percer un peu le mystère que représentait cet intendant intouchable, elle s’efforça, presque cruellement, de pousser dona Lavinia dans ses retranchements, posant question sur question au sujet de la famille de Damiani, de sa situation auprès des parents du prince, au sujet aussi de ces mêmes parents. Dona Lavinia feintait, se dérobait, répondait si évasivement que Marianne n’apprit rien de plus et que finalement, exaspérée, elle pria la femme de charge de la laisser se coucher seule. Visiblement soulagée, elle ne se le fit pas dire deux fois et quitta la chambre avec la hâte de quelqu’un qui n’en peut plus.

Demeurée seule, Marianne fit, avec agitation, deux ou trois tours dans sa chambre, puis, arrachant sa robe de chambre, souffla les bougies et alla se jeter sur son lit. Une chaleur de mois d’août s’était abattue, depuis le matin, sur le pays et le soir n’y avait apporté que très peu d’allégement. Etouffante et lourde elle avait durant le jour envahi les grandes pièces de la villa, malgré la fraîcheur sans cesse renouvelée des cascades, et collait à la peau. Sous les rideaux dorés de son baldaquin, Marianne se sentit bientôt trempée de sueur.

Vivement, elle sauta à bas de son lit, alla tirer les rideaux, ouvrit les fenêtres en grand, espérant un peu d’apaisement à cette fièvre qui la brûlait. La clarté du jardin baigné de lune apparut, magique, irréelle, habitée seulement par la chanson ruisselante des fontaines. L’ombre des grands arbres s’étendait, très noire sur l’herbe sans couleur. La campagne, au delà des jardins, était silencieuse et toute la nature semblait pétrifiée. Le monde, cette nuit, avait l’air mort.

Oppressée, la gorge sèche, Marianne voulut aller vers son lit pour boire un peu d’eau à la carafe posée à son chevet, mais s’arrêta, le mouvement à peine ébauché, et revint à la fenêtre. Dans le lointain, le galop d’un cheval se faisait entendre, doux roulement qui se rapprochait peu à peu, s’amplifiait, devenait plus précis et plus fort. D’un bosquet jaillit un éclair blanc. L’œil perçant de Marianne reconnut aussitôt Ilderim[5], le plus bel étalon du haras, le plus difficile aussi, un pur-sang blanc comme neige, d’une incroyable beauté mais si capricieux que, malgré toute sa science équestre, elle n’avait pas encore osé le monter. L’enfant qui habitait son corps lui interdisait tout de même ce genre de folie. Elle distingua aussi la forme noire d’un cavalier mais sans parvenir à le reconnaître. Il semblait grand et vigoureux. Pourtant, à cette distance, il était impossible de rien préciser. Une chose était certaine : ce n’était pas Matteo Damiani et pas davantage Rinaldo, ni aucun des palefreniers. En l’espace d’un instant cheval et cavalier avaient franchi la pelouse et s’étaient engouffrés sous le couvert des arbres où le martèlement cadencé des sabots décrut pour disparaître complètement. Mais Marianne avait eu le temps d’admirer l’irréprochable assiette du cavalier qui, fantôme noir sur tant de blancheur, semblait ne faire qu’un avec sa monture. L’arrogant Ilderim reconnaissait en lui son maître.

Et soudain, une pensée traversa l’esprit de Marianne, s’y installa et le tourmenta si bien qu’incapable d’attendre le matin pour la vérifier, elle alla jusqu’à la sonnette disposée à la tête de son lit et l’agita aussi énergiquement que s’il s’était agi de sonner le tocsin. En quelques instants dona Lavinia, en camisole et bonnet à bride, fut dans la chambre, visiblement affolée et craignant sans doute le pire. Trouvant Marianne debout et apparemment très calme, elle poussa un soupir de soulagement.

— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai cru que Madame la Princesse était malade et que...

— Ne vous troublez pas, dona Lavinia, je vais très bien. Croyez que je suis désolée de vous avoir réveillée, mais je souhaite que vous répondiez à une question... que vous y répondiez sur l’heure... et clairement si possible !