Marianne serra les dents et détourna les yeux tout en dirigeant son cheval vers le petit sentier. Son visage tout entier se ferma, mais elle avoua :
— Oui, c’est vrai... et rien ni personne ne m’en empêchera.
— Je n’y songe même pas. Venez puisque vous le voulez, mais vous avez tort. De toute façon, vous ne pourrez que souffrir et d’une souffrance tellement inutile !
Au grand galop à nouveau, et sans souci des flaques de boue ni de la pluie qui redoublait, les deux cavaliers se lancèrent dans le sentier. Il rejoignait presque les bords d’une Vesle doublée de volume par les dernières pluies torrentielles et charriant une eau grise, sale, entre des berges inhabituelles. A chaque foulée des chevaux, le temps semblait se faire plus affreux. La pluie, tout à l’heure fine et impalpable bruine, tombait maintenant en lourdes averses d’un ciel bouché qui suait l’ennui et le cafard. Mais le chemin du bord de l’eau était vraiment plus rapide et les quelques maisons de Courcelles furent bientôt atteintes.
Quand Marianne et Arcadius débouchèrent sur la grand-route, ils aperçurent la berline qui arrivait à grande allure, moissonnant de ses hautes roues de véritables gerbes d’eau.
— Venez, dit Arcadius, il ne faut pas rester là si vous ne voulez pas être vue.
Il cherchait à l’entraîner vers l’abri de la petite église toute proche, mais Marianne résista. De tous ses yeux, elle regardait venir la voiture, prise d’un terrible désir de rester là, de se faire voir, de croiser le regard du maître pour y lire... quoi au juste ? Mais elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage. A cause peut-être du cheval mal ferré, la berline avait fait un léger écart, en pleine course, et était venue heurter de sa roue avant gauche les marches du petit calvaire érigé à l’entrée de Courcelles. La roue se brisa net et Marianne ne put retenir un cri, mais déjà la maîtrise du cocher avait fait merveille. Après une courte embardée, il avait retenu ses chevaux et arrêté la voiture.
Deux hommes en sortirent aussitôt, l’un grand et empanaché de curieuse façon, surtout par un temps pareil, l’autre trop reconnaissable, mais tous deux furieux. Marianne vit le plus grand désigner l’église et tous deux se mirent à courir sous la pluie.
— Allons, venez, ordonna Arcadius en saisissant Marianne par le bras, sinon vous allez vous trouver nez à nez. De toute évidence, ils vont venir s’abriter ici tandis que le cocher se mettra à la recherche d’un charron.
Cette fois, elle se laissa emmener sans résistance. Rapidement, Jolival lui fit faire le tour de l’église afin d’être hors de vue. Quelques arbres l’entouraient. Les deux cavaliers allèrent attacher leurs chevaux à l’un d’eux. Puisque l’Empereur s’arrêtait là, le compagnon de Marianne savait bien qu’il n’était pas question d’aller plus loin. La jeune femme, d’ailleurs, avait déjà avisé une petite porte latérale.
— Entrons dans l’église, dit-elle. Nous pourrons voir et entendre sans être vus nous-mêmes.
Tous deux pénétrèrent dans le petit sanctuaire dont l’air humide et froid, sentant fortement le moisi, tomba sur leurs épaules mouillées comme une chape de plomb.
— Nous allons attraper la mort, là-dedans ! grommela Jolival sans que Marianne jugeât bon de répondre.
Il régnait là une demi-obscurité. L’église était presque à l’abandon. Nombre de vitraux cassés étaient remplacés par du papier huilé. Des débris de statues formaient, dans un coin, un grand tas de décombres et il n’y avait plus que deux ou trois bancs tandis que les toiles d’araignées drapaient en abondance la chaire à prêcher et le banc d’œuvres. Mais, sous la petite tribune, la grande porte, entrouverte, permettait de voir ce qui se passait sous le porche où justement, l’Empereur et son compagnon arrivaient en courant. Une voix mordante, impatiente et trop reconnaissable, troubla le silence du sanctuaire.
— Nous attendrons ici. Crois-tu qu’ils soient encore loin ?
— Certainement pas, répondit l’autre personnage, un grand gaillard brun aux cheveux frisés et à la mise avantageuse qui faisait de son mieux pour abriter sous son grand manteau un gigantesque bicorne empanaché. Mais pourquoi attendre ici, sous cette voûte campagnarde où, en plus de pluie qui nous arrive dessus, nous bénéficions de l’eau des gouttières. Ne pouvons-nous demander asile dans l’une de ces fermes ?
— Le séjour de Naples ne te vaut rien, Murât, ricana l’Empereur. Voilà que tu crains quelques gouttes d’eau à présent ?
— Je ne les crains pas pour moi mais bien pour mon costume. Mes plumes vont être perdues et j’aurai l’honneur de saluer l’Impératrice avec à peu près autant d’allure qu’un palmier découragé !
— Si tu t’habillais plus simplement, cela ne t’arriverait pas. Imite-moi !
— Oh, vous, Sire, je vous l’ai toujours dit, vous vous habillez trop « à la papa » et on ne va pas au-devant d’une archiduchesse d’Autriche habillé comme un bourgeois.
Cette étrange discussion vestimentaire avait eu au moins l’avantage de permettre à Marianne de retrouver le plein contrôle d’elle-même. Son cœur avait cessé de battre à ce rythme étouffant de l’instant précédent et sa jalousie se teintait d’une bien féminine curiosité. Ainsi c’était là le fameux Murat, beau-frère de l’Empereur et roi de Naples ? Malgré le superbe costume bleu et or qui se dissimulait à peine sous le grand manteau noir, et malgré sa haute stature, elle lui trouvait une physionomie assez vulgaire et la mine trop conquérante. C’était peut-être le plus grand cavalier de l’Empire mais, dans ce cas, il n’aurait jamais dû se montrer sans son cheval. Tel que, il semblait incomplet. Cependant, Napoléon expliquait :
— Je veux faire une surprise à l’archiduchesse, je te l’ai déjà dit, et me montrer à elle sans apparat, de même que je veux la voir dans le simple costume du voyage. Nous sortirons sur la route quand le cortège sera en vue.
Un soupir, si fort qu’il parvint jusqu’à Marianne, donna seul la mesure de ce que pensait Murat de ce projet, puis il ajouta résigné :
— Attendons !
— Allons ! Ne fais pas cette mine ! Tout ceci est extrêmement romantique, voyons ! Et je te rappelle que ta femme est auprès de Marie-Louise ! N’es-tu pas heureux de revoir Caroline ?
— Si bien sûr ! Mais nous sommes mariés depuis assez longtemps pour que l’effet de surprise ne joue plus tellement. Et d’ailleurs...
— Tais-toi ! Est-ce que tu n’entends rien ?
Tous les occupants de l’église, observateurs et observés, tendirent l’oreille. En effet, dans le lointain, une sorte de grondement se faisait entendre, pareil à l’approche d’un orage faible et encore très éloigné, mais qui se rapprochait peu à peu.
— En effet, dit Murat avec un visible soulagement. Ce sont sûrement les voitures ! D’ailleurs... (et le roi de Naples quittant courageusement l’abri du porche s’avança sur la route puis revint en courant et en criant :) Voilà les premiers hussards de l’escorte ! Votre épouse arrive, Sire !
L’instant suivant Napoléon l’avait rejoint, tandis que Marianne, poussée par une irrépressible curiosité, s’avançait jusqu’à la porte de l’église. Elle ne courait pas le moindre risque d’être aperçue. Toute l’attention de l’Empereur était tendue vers cette longue file de voitures qui, au bout de la route, s’avançait à vive allure, précédée de cavaliers bleus et mauves et Marianne ressentit cette tension jusqu’au fond du cœur. Elle comprit d’un seul coup avec quelle ardeur il attendait celle dont il espérait un héritier, cette fille des Habsbourg grâce à laquelle, enfin, il atteindrait le sang royal traditionnel. Pour lutter contre le chagrin qui montait, elle s’efforça de se rappeler ses paroles désinvoltes : « J’épouse un ventre... » Ce fut dérisoire. Tout dans le comportement de son amant – ne disait-on pas qu’il avait voulu apprendre à danser en l’honneur de sa fiancée ? – lui criait avec quelle impatience il avait attendu le moment où sa future femme lui serait remise, tout jusqu’à cette escapade de collégien romantique en compagnie de son beau-frère ! Il n’avait pas eu le courage de patienter jusqu’au lendemain et jusqu’à l’entrevue, officiellement réglée, de Pontarcher.