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Mais, quand la nuit revint envelopper la villa et les jardins, les projets héroïques de Marianne s’évanouirent devant la plus primitive des angoisses, celle que, cependant, elle n’avait encore jamais éprouvée, celle des ténèbres recéleuses de dangers inconnus. L’idée de retourner là-bas, dans la sinistre clairière, maintenant qu’elle savait, de revoir la diabolique statue, la glaçait jusqu’à la moelle. Jamais encore elle n’avait connu semblable crainte, même après l’évasion de Francis Cranmere quand un moment elle avait craint pour sa propre vie, car Francis, après tout, n’était qu’un homme, alors que Lucinda incarnait l’invisible, l’insondable au-delà.

Elle était demeurée enfermée chez elle la plus grande partie de la journée, tant elle appréhendait de rencontrer de nouveau l’intendant. Seulement, dans l’après-midi, l’ayant vu se diriger vers la grande route, elle s’était rendue aux écuries et, là, elle avait longuement examiné Ilderim comme si quelque signe, sur le bel étalon, pouvait lui donner la clé de l’énigme représentée par son maître. Mais aucune réponse ne s’était présentée à la question qu’elle se posait. Elle n’avait pas davantage interrogé Rinaldo qui avait suivi avec étonnement le long tête-à-tête de la princesse et du pur-sang, répugnant à embarrasser un fidèle serviteur, certainement tout dévoué à son maître, sous le simple prétexte qu’elle en avait obtenu quelque estime.

Revenue chez elle, Marianne avait attendu la nuit, en proie à la plus complète indécision. Sa curiosité exacerbée la poussait à retourner là-bas, près des ruines du temple impie, mais ce que Matteo lui avait raconté de Lucinda lui causait un dégoût insurmontable et elle craignait presque autant de revoir l’impudique statue que son fanatique serviteur.

Elle avait pris un souper léger et vite expédié puis elle s’était fait préparer pour la nuit par ses femmes, mais elle ne s’était pas couchée. Sa chambre somptueuse, son lit orgueilleux lui faisaient maintenant horreur. Elle croyait y voir se dresser encore la statue et elle osait à peine tourner les yeux vers les miroirs, de crainte d’y deviner le fantôme de la Vénitienne diabolique. Malgré la chaleur toujours très forte, elle avait fait fermer étroitement les fenêtres, les rideaux, en un réflexe de crainte enfantine dont, au fond d’elle-même, elle avait pitié, mais dont elle ne pouvait se défendre. Bien entendu, le panneau mobile avait retenu un long moment son attention et elle avait accumulé contre lui tout un échafaudage de tables et de sièges, plus quelques objets métalliques tels que de lourds chandeliers à seule fin que nul ne pût le pousser sans faire éclater un énorme vacarme.

Avant de renvoyer Agathe et dona Lavinia, elle avait prié cette dernière de lui envoyer Gracchus. Son idée était d’installer le jeune cocher sur un matelas dans le petit couloir qui reliait sa chambre à celle d’Agathe, mais, ignorant des affres où se débattait sa maîtresse, Gracchus était allé passer la soirée chez Rinaldo dont il était devenu l’ami et qui habitait une ferme aux confins du domaine. Force avait donc été à Marianne de se défendre seule contre la peur, cette peur qui, cent fois dans la journée, lui avait fait tendre la main vers la sonnette pour demander une voiture. Sa volonté avait été la plus forte, mais, maintenant, il lui fallait passer une nuit qui lui semblait pleine de dangers. Les quelques heures la séparant du retour du soleil allaient durer une éternité.

« Le mieux serait de dormir, de dormir profondément, s’était-elle dit, ainsi je ne serais pas tentée de retourner à la clairière... »

Dans ce but, elle avait demandé à dona Lavinia de lui préparer la tisane qui lui avait si bien réussi le premier soir, mais, au moment de la boire, elle l’avait reposée sur sa table de chevet sans y toucher. Si elle allait dormir d’un sommeil trop profond pour ne pas même entendre la chute des objets disposés contre le panneau, au cas où ?... Non, même si cette nuit devait être un pénible cauchemar, il lui fallait la subir tout entière et avec le plus de lucidité possible.

Avec un soupir découragé, elle disposa ses deux pistolets auprès du lit, prit un livre, s’étendit et essaya de lire. C’était une œuvre de M. de Chateaubriand, un roman fort émouvant traitant des amours de deux jeunes indiens, Chactas et Atala. Jusque-là, Marianne y avait pris grand plaisir mais, ce soir, son esprit n’y était pas. Il vagabondait bien loin des rives du Meschacebé, autour de cette clairière où il allait se passer Dieu seul savait quoi. Peu à peu revenait en elle, insinuante et perfide, la vieille curiosité. Finalement, Marianne jeta son livre.

— Ce n’est pas possible ! dit-elle tout haut. Si cela dure je vais devenir folle.

Et, tendant le bras, elle saisit la sonnette qui la reliait à la chambre d’Agathe et tira. Elle comptait demander à la jeune fille de venir passer cette nuit avec elle. A deux, elle se sentirait plus forte pour lutter aussi bien contre la terreur que contre son désir de savoir et Agathe, elle-même, toujours si effrayée, serait enchantée de rester près de sa maîtresse. Mais Marianne eut beau attendre, sonner et résonner, rien ne vint.

Pensant que, peut-être, la jeune fille avait pris la mixture de dona Lavinia, elle se leva, s’enveloppa d’un saut de lit de batiste, glissa ses pieds dans ses pantoufles et se dirigea vers la chambre d’Agathe. Elle frappa doucement à la porte sous laquelle il y avait de la lumière et, n’obtenant pas de réponse, tourna le bouton et ouvrit. La chambre était vide.

Une bougie brûlait sur la table de chevet, mais il n’y avait personne dans le lit dont les draps pendaient à terre comme si, en se levant, la petite camériste s’était traînée. Inquiète, Marianne leva machinalement les yeux vers la cloche pendue au-dessus du lit et qui communiquait avec sa chambre. Une exclamation de surprise mêlée de colère lui échappa : bourrée de linge, la cloche ne pouvait émettre aucun son. Cela, c’était trop fort ! Non seulement Agathe quittait sa chambre la nuit, mais encore poussait le cynisme jusqu’à étouffer le son de la cloche. D’ailleurs, pour aller où ? Rejoindre qui ? Pas Gracchus, il était chez Rinaldo... et pas un autre valet car Agathe ne frayait avec aucun et ne quittait guère, quand elle n’était pas avec sa maîtresse, les jupes de dona Lavinia, la seule qui lui inspirât confiance dans cette maison. Quant à...

Marianne qui allait rentrer chez elle s’arrêta, revint vers le lit et considéra d’un air songeur la bizarre disposition des draps. Ils ne seraient pas tombés autrement si la jeune fille avait été emportée de son lit. On ne défait pas ainsi un lit en se levant. Par contre, quand on enlève un corps inerte ou non... Marianne sentit brusquement son cœur se serrer. Une idée terrible venait de se présenter à elle. Cette cloche privée de voix, ces draps traînant, cette bougie brûlant encore... et aussi cette tasse vide sur le chevet du lit, cette tasse où demeurait l’odeur caractéristique de la fameuse tisane... jointe à une autre plus subtile... Agathe n’était pas partie de son propre mouvement. On l’avait emportée. Et Marianne avait peur de deviner qui.

Ses dernières hésitations volèrent en éclats. En même temps, la peur qui, durant toute la soirée, lui avait mordu les entrailles, s’envola. Elle regagna sa chambre en courant, démolit fébrilement l’échafaudage qui défendait le panneau, serra son déshabillé flottant autour, de sa taille au moyen d’une écharpe, prit une bougie d’une main, un pistolet de l’autre, glissa le second dans sa ceinture et s’engagea dans le même chemin que le matin. Mais, cette fois, elle le parcourut rapidement, sans une hésitation, soulevée par une colère qui balayait jusqu’à la simple prudence et jusqu’à l’instinct de sécurité. Elle n’eut pas besoin d’éteindre sa chandelle au bas de l’escalier : le vent la lui souffla. Il s’était levé dans la soirée mais, derrière ses fenêtres calfeutrées, elle ne s’en était pas rendu compte. Il faisait aussi beaucoup plus frais. Aspirant avec délice cet air qui avait cessé d’être étouffant, elle pensa qu’il avait dû pleuvoir quelque part. Le ciel était clair puisque la lune était en son plein, mais des nuages y couraient rapidement, voilant par instants le large disque argenté. Le silence angoissant avait cessé. Tout le parc bruissait de ses innombrables feuilles, de toutes ses branches remuées.