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— Cela n’en vaut pourtant pas la peine. C’est une histoire triste : celle d’un garçon qui, dans des circonstances à la fois tragiques et exceptionnelles, s’est épris d’une fille qui ne pouvait pas lui rendre son amour. Par dépit, sans doute, il a préféré écouter quelques calomnies qui présentaient celle qu’il aimait comme une ennemie irréductible de son pays et de tout ce qui lui était cher. Le malentendu s’est envenimé au point qu’il l’a, un beau soir, dénoncée comme agent des Princes et émigrée rentrée en fraude... Voilà à peu près tout ce qui s’est passé entre Jean Le Dru et moi.

— Je n’aime pas les à-peu-près ! Qu’y a-t-il d’autre ?

— Rien, si ce n’est qu’il a cru son amour changé en haine parce que Surcouf, l’homme qu’il admirait le plus après vous-même, l’a chassé à cause de cette dénonciation. Il s’est alors engagé dans l’armée. Il est parti pour l’Espagne... et Votre Majesté connaît la suite.

Napoléon eut un rire bref et reprit sa promenade machinale, quoique plus lentement.

— Une histoire difficile à croire, si l’on s’en tient à ce que j’ai vu ! Si je n’étais arrivé, je crois, ma parole, qu’il allait vous prendre dans ses bras. J’aimerais savoir alors quelle fable vous m’auriez servie.

Blessée par le dédain qui avait accompagné le mot « fable », Marianne pâlit et se leva. Son regard vert croisa celui de l’Empereur, étincelant d’un défi dont elle ne se rendit pas compte.

— Votre Majesté a mal vu ! lança-t-elle avec insolence. Ce n’est pas Jean Le Dru qui allait me prendre dans ses bras, c’est moi qui allais le prendre dans les miens !

Le masque d’ivoire devint si pâle qu’elle en éprouva une joie mauvaise, heureuse de constater qu’elle pouvait lui faire aussi mal. Elle ne prit même pas garde au geste de menace qu’il esquissa en marchant sur elle. Le regard impérial était devenu insoutenable, et, pourtant, Marianne ne recula pas d’une ligne et ne broncha pas quand Napoléon saisit ses poignets entre ses doigts devenus aussi durs que de l’acier.

— Per bacco ! gronda-t-il. Tu oses ?

— Pourquoi non ? Vous voulez savoir la vérité. Sire, je vais vous la dire. J’allais, en effet, le prendre contre moi, comme l’on fait à ceux que l’on souhaite consoler, comme le fait une mère pour son enfant...

— Comédie ! Qu’avais-tu à consoler ?

— Une peine cruelle. Celle d’un homme qui ne retrouvait celle qu’il aimait sans espoir que pour s’apercevoir qu’elle était éprise d’un autre... et pire encore : du seul homme qu’il ne pût haïr parce qu’il en avait fait son dieu ! Oserez-vous dire que cela ne méritait pas quelque consolation ?

— Il ne t’a fait que du mal et tu éprouvais pour lui tant de compassion ?

— Il m’a fait du mal, oui... mais je crois lui en avoir fait plus encore sans le vouloir. Je ne veux plus me souvenir de nos malentendus, mais seulement de ce que nous avons souffert ensemble et du fait que Jean Le Dru m’a sauvé la vie... plus que la vie, même, lorsque j’étais sur la grève, aux mains des pilleurs d’épaves.

Il y eut un silence. Tout près de son visage, Marianne voyait les traits crispés de Napoléon. Ses doigts lui broyaient les poignets au point d’amener des larmes dans ses yeux. Il respirait fortement et elle pouvait sentir son haleine fleurant légèrement l’iris.

— Jure-moi, gronda-t-il contre son visage, jure-moi qu’il n’a pas été ton amant...

L’instant difficile était venu, si difficile même que Marianne crut défaillir. Elle ne savait pas mentir et il fallait justement qu’elle lui mentît, à lui, qu’elle aimait par-dessus tout. Si elle refusait le serment qu’il exigeait, il la rejetterait impitoyablement. Dans quelques minutes, elle aurait quitté Trianon, chassée comme une esclave qui a cessé de plaire car elle savait qu’il serait impitoyable... Il s’impatientait déjà, la secouait brutalement.

— Allons ! Jure !... Jure ou va-t’en !

Non ! Cela, elle ne pouvait pas l’accepter. On ne pouvait pas lui demander de s’arracher elle-même le cœur. Demandant mentalement pardon à Dieu, elle ferma les yeux, gémit...

— Je le jure ! Jamais il n’a été mon amant...

— Ce n’est pas assez. Jure sur cet amour immense que tu prétends me donner !

Ses poignets douloureux lui arrachèrent une plainte.

— Par pitié ! Vous me faites mal !

— Tant pis ! Je veux la vérité...

— Je jure qu’il n’y a jamais rien eu entre nous... je le jure sur l’amour que j’ai pour vous !

— Prends garde ! Si tu mens, notre amour ne vivra pas...

— Je ne mens pas ! s’écria-t-elle affolée... Je n’aime que vous... et je n’ai jamais aimé ce garçon. Je n’ai pour lui que de la pitié... et un peu d’affection.

Enfin, les terribles doigts se desserraient, lâchaient leur proie.

— C’est bien ! dit seulement l’Empereur en prenant une profonde respiration. Souviens-toi que tu as juré.

En Corse superstitieux, il attachait aux serments une valeur presque fanatique et craignait les vengeances du destin envers le parjure. Mais l’épreuve avait été trop forte pour Marianne.

N’étant plus retenue par les mains féroces, elle venait de se laisser glisser à terre, secouée de sanglots convulsifs. Elle était brisée, à la fois par la peur qu’elle avait eue et par la honte qui déjà lui venait d’avoir dû faire ce faux serment. Mais il le fallait, il le fallait aussi bien pour Napoléon que pour le pauvre Le Dru...

Un instant, l’Empereur demeura immobile, comme pétrifié, écoutant peut-être se calmer dans sa poitrine les battements désordonnés de son propre cœur. La main qu’il passa sur son front tremblait légèrement, mais, soudain, il parut prendre conscience des sanglots désespérés qui emplissaient la pièce. Baissant les yeux, il vit la jeune femme presque prosternée à ses pieds, pleurant désespérément... si pitoyable soudain qu’enfin le démon jaloux qui le tenait lâcha prise. Vivement, il se baissa, l’entoura de ses bras et releva doucement le visage noyé de larmes qu’il se mit à couvrir de baisers.

— Pardonne-moi... Je suis une brute, mais je ne peux supporter seulement l’idée qu’un autre te touche ! Ne pleure plus, mió dolce amor !... c’est fini ! Je te crois...

— C’est... vrai ? balbutia-t-elle. Oh ! Il faut me croire... sinon, j’en mourrais de chagrin ! Je ne pourrais pas supporter...

Brusquement, il se mit à rire, de ce rire jeune, si joyeux, qui parfois suivait ses pires colères.

— Tu as seulement le droit de mourir d’amour. Viens... Il faut effacer tout cela.

Il l’aida à se relever, puis, la tenant étroitement serrée contre lui, il l’entraîna doucement vers le lit. Marianne, presque inconsciente, se laissa entraîner. Au surplus, il avait raison : dans l’amour seulement ils se retrouveraient tels qu’ils étaient avant l’arrivée du courrier de Madrid. Elle ferma les yeux avec un grand soupir quand son dos toucha la soie de la courtepointe.

Un moment plus tard, comme Marianne émergeait du bienheureux engourdissement, elle vit que Napoléon, appuyé sur un coude, examinait attentivement l’un de ses poignets que marquait un large cerne violacé. Croyant deviner ce qu’il pensait elle voulut retirer sa main, mais il la retint et posa ses lèvres sur les meurtrissures. Elle attendait une parole de regret, mais il se contenta de murmurer :

— Promets-moi que tu ne chercheras plus à revoir ce garçon !

— Comment ! Vous craignez encore...

— Rien du tout ! Mais je préfère que tu ne le revoies pas. C’est chose trop puissante qu’un amour profond.