Elle eut un sourire un peu triste. Quel homme terrible il était et combien il était difficile de le comprendre vraiment !... Alors qu’il s’apprêtait lui-même à prendre une nouvelle épouse, il exigeait de sa maîtresse qu’elle rompît tout contact avec un autre homme, coupable seulement de l’aimer. Elle allait peut-être exprimer cette pensée quand une idée lui vint. Donnant donnant ! Pour cette fois, elle n’accepterait qu’un marché.
— Je promets, dit-elle gentiment, mais à une condition...
Tout de suite cabré, il s’écarta un peu d’elle.
— Une condition ? Laquelle ?
— Que vous répariez le mal que j’ai fait sans le vouloir. Empêchez-le de retourner dans cette horrible Espagne où il se fera tuer pour rien, pour une terre qu’il ne connaît pas et qu’il ne peut pas comprendre. Renvoyez-le au baron Surcouf. Avec un mot de votre main, le corsaire ne fera aucune difficulté pour lui pardonner et le reprendre. Il retrouvera la mer, la vie qu’il aimait, l’homme qu’il servait avec tant de joie... et il m’oubliera d’autant plus vite !
Il y eut un silence, puis Napoléon sourit. Doucement, tendrement, il tira le bout de l’oreille de Marianne.
— Il y a des moments où tu me fais honte, carissima mia, et où je me dis que je ne te mérite pas. Bien entendu, je promets ! Il ne retournera pas en Espagne.
En prenant place à la table du souper, deux heures plus tard, Marianne trouva près du couvert un écrin de cuir vert frappé aux armes impériales dans lequel reposaient deux larges bracelets d’or ciselé ornés de fins réseaux de petites perles, mais, le lendemain, quand elle chercha, discrètement, à obtenir quelques nouvelles de Jean Le Dru, elle apprit qu’il avait quitté le palais à l’aube, dans une voiture fermée et pour une destination inconnue.
Elle en éprouva un moment de tristesse, mais elle était liée par sa promesse et, au fond, une seule chose comptait pour elle : le seul nuage, qui avait failli assombrir réellement ces quelques jours de bonheur, s’éloignait. Elle pouvait goûter en paix les dernières heures de ce merveilleux moment de rémission... Il en restait si peu !...
Le dernier soir, Marianne, mortellement triste, ne parvenait plus à sourire qu’au prix d’un violent effort malgré le grand désir qu’elle avait de lui laisser une image inoubliable. Pour le dîner, le dernier qu’ils prendraient en tête à tête, elle s’habilla avec un soin tout particulier, cherchant à mettre plus que jamais sa beauté en valeur. La robe d’épaisse soie mate, rose pâle, moulait chaque ligne de son corps. Sa gorge et ses épaules jaillissaient du corsage drapé et pailleté d’argent comme d’une énorme fleur couverte de rosée. Aucun bijou ne coupait la ligne pure de son cou que le très haut chignon bouclé, retenu par des rubans d’argent, révélait dans toute sa grâce. Mais sous leurs douces paupières bistrées les yeux verts brillaient de larmes difficilement contenues.
Pour une fois, le repas dura plus longtemps que de coutume. Napoléon semblait vouloir, lui aussi, prolonger ces derniers instants d’intimité. Quand, enfin, ils se levèrent de table, il prit la main de Marianne et la baisa tendrement.
— Veux-tu chanter pour moi, ce soir ? Rien que pour moi ?
Elle accepta des yeux, et appuyée sur lui se dirigea vers le salon de musique. Doucement, il la fit asseoir devant le clavecin doré, mais, au lieu d’aller s’installer dans un fauteuil, il demeura debout derrière elle, les mains emprisonnant les épaules de la jeune femme.
— Chante ! ordonna-t-il doucement.
Pourquoi donc, à cette minute douloureuse,
Marianne choisit-elle la triste romance que Marie-Antoinette, dans ce même Trianon, soupirait pour le beau Suédois qu’elle aimait secrètement ?
C’est mon ami, rendez-le-moi,
J’ai son amour, il a ma foi,
J’ai son amour, il a ma foi...
En passant par sa voix chaude, les paroles de regret et d’amour se chargeaient d’une si poignante douleur que, sur la dernière note, la mélodie se brisa. Marianne baissa la tête. Mais, sur ses épaules, les mains se firent dures, impérieuses.
— Ne pleure pas ! commanda Napoléon. Je t’interdis de pleurer !
— Je... ne peux pas m’en empêcher ! C’est plus fort que moi.
— Tu n’as pas le droit ! Je te l’ai déjà dit, il me faut une femme qui me donne des enfants ! Qu’elle soit belle ou laide, qu’importe si elle me donne de gros garçons ! Je lui donnerai ce qui lui est dû et ce qui est dû à son rang, mais, toi, tu resteras mon évasion. Non ! Ne te retourne pas ! Ne me regarde pas ! Je veux que tu aies confiance en moi ! comme j’ai confiance en toi... Elle n’aura jamais ce que je t’ai donné et te donnerai encore. Tu seras mes yeux, mes oreilles... mon étoile enfin !
Bouleversée, Marianne ferma les yeux et se laissa aller contre Napoléon. Sur ses épaules, les mains brûlantes s’étaient animées. Lentement, elles caressaient sa peau nue, descendant vers sa gorge... Un profond silence enveloppa le petit salon intime et tiède, à peine troublé par le soupir tremblant de Marianne :
— Viens ! murmura Napoléon d’une voix rauque. Il nous reste une nuit !
De bonne heure, le lendemain matin, une voiture fermée quitta Trianon au grand galop emmenant Marianne vers Paris. Cette fois, la jeune femme était seule, mais, pour éviter tout risque de voir se reproduire l’aventure du retour de La Celle-Saint-Cloud, un peloton de dragons devait l’escorter, à distance, jusqu’à la barrière de Passy.
Jamais Marianne ne s’était senti le cœur aussi lourd. Emmitouflée dans le grand manteau de velours vert qu’elle portait à son arrivée, elle regardait d’un œil absent défiler le paysage hivernal. Il faisait si froid, ce matin, si gris ! Il semblait que le monde eût épuisé tout ce qu’il contenait de joie. Elle avait beau savoir que rien n’était fini entre Napoléon et elle, il avait eu beau lui jurer qu’entre eux les liens étaient désormais trop forts pour que rien ne pût les atteindre, même le mariage de convenance qu’il devait faire, Marianne ne pouvait s’empêcher de penser que jamais plus les choses ne seraient ce qu’elles avaient été durant ces quelques jours. Son amour, qui, un instant, avait brillé dans la grande lumière de la liberté devrait rentrer dans l’ombre et la clandestinité. Car, quelle que puisse être la force de la passion qui l’unissait à l’Empereur, il y aurait désormais, entre eux, cette silhouette encore vague d’une femme qui aurait officiellement tous les droits et qu’il faudrait se garder d’indisposer. Et Marianne, ravagée d’angoisse et de jalousie, ne pouvait s’empêcher de trembler à la pensée de ce que seraient les choses si Marie-Louise avait seulement la moitié du charme irrésistible de l’infortunée Marie-Antoinette. Si elle allait ressembler à cette tante ravissante, altière et ensorcelante, pour laquelle tant d’hommes avaient souhaité mourir ? S’il allait l’aimer ? Il était si facilement sensible au charme féminin.
Rageusement, Marianne essuya les larmes qui coulaient sur son visage sans qu’elle l’eût permis. Elle avait hâte maintenant de retrouver Fortunée Hamelin et son ami Jolival. Ils étaient, pour le moment, son unique réalité. Et jamais comme à présent, elle ne s’était senti une telle fringale de chaleur et d’affection. En évoquant le petit salon clair de Fortunée où, tout à l’heure, fumerait pour elle l’odorant café du matin que Jonas s’entendait si bien à préparer, Marianne sentit sa peine s’alléger un peu.
La voiture descendait le coteau de Saint-Cloud en direction du pont. Mais, par-delà le ruban de mercure de la Seine, par-delà les arbres du Bois, elle vit moutonner dans la brume les toits bleus de Paris sur lesquels les cheminées mettaient autant de panaches blanchâtres. Pour la première fois, l’immensité de la grande ville la frappa. Paris était étendu à ses pieds comme un gros animal docile. Et, soudain, le désir lui vint, irrésistible, de dompter vraiment ce beau monstre silencieux, de le faire Crier d’enthousiasme plus fort encore qu’il ne crierait sur le passage de sa rivale quand, pour la première fois, elle roulerait dans ses rues.