Le choix du théâtre Feydeau était récent et dû, surtout, aux dimensions de la salle, plus importante que celle de l’Opéra de la rue de la Loi. De plus, il était apparu qu’une cantatrice italienne se trouverait plus à son aise sur une scène traditionnellement réservée à la Comédie-Italienne, puis à l’Opéra-Comique, que sur celle de l’Opéra où les ballets formaient le principal du spectacle. Danseurs et danseuses n’aimaient guère qu’on leur prît le devant de la scène, tandis que le théâtre Feydeau était, réellement, le temple du bel canto. Et Picard, le directeur de l’Opéra, s’il avait éprouvé quelque regret en songeant à la fabuleuse recette qu’il allait manquer, s’était consolé en évoquant la foule d’ennuis qu’il n’aurait pas manqué d’essuyer de la part de l’insupportable Auguste Vestris, le « dieu » de la danse, que l’âge n’améliorait pas et qui régnait en despote sur un théâtre qu’il considérait comme son bien propre.
Les sociétaires de Feydeau, tels que la célèbre Dugazon, la belle Phylis ou Mme de Saint-Aubin, avec, du côté des hommes, l’irrésistible Elleviou et ses camarades Gavaudan, Martin, Solié et Chenard, avaient fait preuve d’une grande déférence aux ordres impériaux en déclarant qu’ils accueilleraient avec joie la cantatrice Maria-Stella qu’un grand renom, dû surtout à une habile publicité sortie tout entière de l’imagination de Fouché, précédait.
Dûment endoctrinés, les quatre quotidiens parisiens : Le Moniteur, Le Journal de l’Empire, La Gazette de France et La Quotidienne, avaient consacré des articles d’autant plus dithyrambiques à la nouvelle étoile du bel canto qu’ils ne l’avaient encore jamais vue. Pendant ce temps, les rues de Paris se couvraient d’affiches annonçant la grande soirée du théâtre Feydeau où se produirait « pour la première fois en France, la célèbre diva vénitienne, signorina Maria-Stella, la voix d’or de la péninsule ». Aussi, dans Paris, parlait-on autant de la mystérieuse cantatrice que de la nouvelle impératrice qui s’acheminait lentement vers la France. Les potins de salon avaient fait le reste. On chuchotait que l’Empereur était follement amoureux de la belle Maria, qu’elle vivait cachée dans un petit appartement des Tuileries, qu’il dépensait pour elle des fortunes en la couvrant de joyaux. On en oubliait presque les fastueux préparatifs du mariage : les travaux que l’on faisait dans le salon Carré des Tuileries pour la cérémonie, les couturières et les brodeuses sur les dents, les troupes occupées à répéter leurs évolutions et même les avatars du faux arc de triomphe de l’Etoile que l’on bâtissait de toile et de charpente en attendant que le vrai eût le temps de s’élever, ce qui n’allait pas tout seul, les charpentiers se mettant en grève toutes les cinq minutes pour obtenir la haute paye.
Tout ce vacarme amusait Marianne en même temps qu’il la terrifiait. Elle se rendait bien compte qu’au soir du gala tous les yeux de Paris seraient fixés sur elle, qu’on détaillerait impitoyablement sa silhouette, sa toilette, et que la moindre défaillance de sa voix serait mortelle. Aussi avait-elle travaillé jusqu’aux extrêmes limites de ses forces, au point même d’inquiéter ses amis.
— Si vous vous épuisez, lui avait dit Dorothée de Périgord qui, chaque jour maintenant, venait rue de Lille encourager son amie, vous serez si lasse lundi soir que vous ne supporterez pas la fatigue et l’émotion de la soirée.
— Qui veut voyager loin ménage sa monture ! lui répétait sentencieusement la cousine Adélaïde qui veillait sur elle avec des soins maternels, tandis que, chaque matin, Napoléon lui envoyait Corvisart, son médecin particulier, pour vérifier l’état de sa santé. L’Empereur ordonnait que Mlle Maria-Stella prît soin d’elle-même.
Mais Marianne, éperdue de terreur, ne voulait rien entendre. Il fallut que Gossec en personne lui annonçât qu’il ne la ferait plus répéter qu’une heure par jour et qu’Arcadius de Jolival prît sur lui de fermer le piano à clef pendant le reste du temps pour qu’elle consentît enfin à prendre un peu de repos. Encore fallut-il enfermer la harpe au grenier et la guitare dans une armoire pour qu’elle parvînt enfin à résister à la tentation.
— J’en mourrai, s’écriait-elle, ou je réussirai.
— Vous n’en aurez même pas le temps si vous continuez ! lui répondait Fortunée Hamelin qui lui faisait absorber journellement de mystérieuses liqueurs antillaises destinées à la soutenir et menait un combat quotidien contre Adélaïde qui préconisait le lait de poule. Vous serez morte avant !
L’hôtel d’Asselnat, si paisible quelques semaines auparavant, était devenu une sorte de forum où chacun donnait son avis et où entraient à longueur de journée les lingères, bottiers, fourreurs, modistes et marchandes de colifichets. La voix perchée du couturier Leroy menait le branle et régentait tout le monde. Le grand homme avait passé trois nuits sans dormir pour élaborer la toilette que Marianne porterait sur scène et promené, entre-temps, dans ses salons, une mine tellement absorbée, tellement lointaine, que trois princesses, cinq duchesses et une demi-douzaine de maréchales avaient pensé en mourir de fureur. A quinze jours du mariage impérial, Leroy s’occupait uniquement d’une belle chanteuse !
— Cette soirée sera mon triomphe ou elle ne sera pas, répétait-il en brassant des kilomètres de tulle, de satins, de brocarts et de fils d’or, pour le plus grand ébahissement des gratte-papier des gazettes qui en concluaient, dans leurs articles, que, ce soir-là, Maria-Stella porterait une toilette devant laquelle pâliraient les atours les plus fabuleux des sultanes de Golconde.
On disait qu’elle croulerait sous des fleuves de diamants, qu’elle porterait même les joyaux de la Couronne, que l’Empereur avait fait monter le « Régent », son plus gros diamant, sur le collier qu’elle arborerait, qu’il lui avait accordé la permission de porter diadème, comme une princesse, et mille autres folies que les Parisiens débitaient avec tant d’assurance que l’envoyé autrichien, inquiet, s’était rendu secrètement chez Fouché pour savoir ce qu’il y avait de vrai au juste dans tout cela.
En même temps, les artistes de l’Opéra pleuraient de dépit à la porte de Picard, leur directeur, enfermé à triple tour dans son bureau, tandis que la troupe du théâtre Feydeau exultait comme d’une victoire personnelle. Il n’était jusqu’au plus petit choriste qui ne se sentît immensément flatté et considérablement grandi de participer à un événement de cette dimension.
Les derniers jours, Marianne, escortée de Gossec et d’Arcadius, qui prenait très au sérieux son rôle d’imprésario, était venue répéter plusieurs fois sur la scène et y avait rencontré Jean Elleviou, le ténor à la mode, qui devait lui donner la réplique pour la première partie de la soirée. Le temps manquant à la jeune femme pour apprendre un opéra en entier et s’initier au jeu scénique, on avait décidé qu’elle donnerait, en première partie, une scène de La Vestale de Spontini, qui était l’une des œuvres favorites de Napoléon, très féru de souvenirs romains. On devait donc chanter, en lever de rideau, le duo de Julia et de Licinius, après quoi Marianne seule chanterait l’air de Zétulbé du Calife de Bagdad ; puis ce serait un large extrait du Pimmalione de Cherubini. La seconde partie était réservée à Marianne seule qui chanterait plusieurs airs de Mozart, l’Autriche étant, décidément, de plus en plus à la mode.
Tout avait fort bien marché pour la jeune femme. Elle avait rencontré beaucoup d’amabilité auprès de ses nouveaux camarades et beaucoup de galanterie auprès d’Elleviou que ses nombreux succès féminins ne laissaient pas insensible au charme de la nouvelle venue. Il fit de son mieux pour qu’elle se sentît à l’aise sur le grand plateau dont les dimensions l’avaient épouvantée lorsqu’elle y avait pénétré pour la première fois.